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nationale s’affaiblira, les habitudes agréables et vulgaires du comfort et du bien-vivre prendront une importance exagérée, et dégénéreront facilement en sensualités ; l’esprit de lutte, qui est toujours dans l’homme, ne trouvant pas d’emploi digne de lui, s’attachera à des détails infimes, et deviendra un esprit contentieux, chicaneur et rusé. La guerre, qui remédie à ces défauts lorsqu’elle a été suffisamment loin pour réveiller les instincts énergiques de l’homme, engendre les vices contraires ; l’habitude du danger et de la mort enfante l’insensibilité et le mépris de la vie humaine, le souvenir des périls courus engendre l’insolence vis-à-vis du citoyen paisible. En un mot, le cœur humain a une tendance invincible à se corrompre, et ne se débarrasse d’une maladie que pour s’en infuser une nouvelle avec le remède même qui l’a guéri. S’il en est ainsi des influences naturelles et innocentes, qu’arrivera-t-il quand l’homme sera soumis à des influences excessives, violentes et exceptionnelles ? L’esclavage est une de ces influences. Sous son action, l’homme le plus doux devient aisément tyrannique et cruel. Ne rencontrant nulle part de contrainte, il s’abandonne à tous les instincts de ce cyclope qui, selon un subtil et profond penseur, est caché au fond du cœur de tous les hommes. L’autorité du propriétaire d’esclaves n’inspirant d’autre sentiment que celui de la crainte, dans ses mœurs et dans sa conduite il perd toute retenue et tout respect de soi-même. Les sentimens qu’il inspire sont serviles, sa personne ne tarde pas à participer de cette servilité. Comme au lieu de le respecter on le redoute, il remplace la dignité par l’insolence et la sévérité par la terreur. Les résistances qu’il rencontre, lorsqu’il en rencontre quelqu’une, étant désespérées, la manière dont il les supprime est désespérée aussi. Son pouvoir est exagéré, ses passions sont également exagérées ; il est une violence faite à la nature, ses passions vont jusqu’à l’extrême limite où s’arrête la nature. Ses colères ne peuvent être dépassées, non plus que son mépris pour la souffrance humaine. Il est l’explication vivante de quelques-uns des phénomènes les plus sombres de l’histoire, il fait comprendre les misères de l’esclavage antique et les dépravations des castes investies d’un pouvoir incontesté, la cruauté raffinée des scélérats civilisés et la férocité impassible du sauvage, les patriciens antiques jetant leurs esclaves aux murènes, le comte de Charolais ajustant les couvreurs sur les toits, le cannibale de la Nouvelle-Zélande se nourrissant de chair humaine. Oui, le propriétaire d’esclaves fait comprendre toutes ces dépravations si diverses.

Que manque-t-il à la scène que nous avons rapportée plus haut pour être une scène d’anthropophages ? Quel comte de Charolais a jamais dépassé en frénésie cruelle ce planteur américain qui, dans