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ment à elle, et pour négliger, comme tu le fais, les conseils de la prudence.

— Laissons cela aujourd’hui, reprit le bey en affectant l’insouciance, et tâchons de jouir du temps présent.

C’était un ordre de parler d’autres choses, et les femmes s’y conformèrent. On servit le repas, et la table ayant été enlevée, Kadja proposa au bey de lui faire de la musique. Celui-ci accepta avec d’autant plus d’empressement, que, malgré ses efforts, il n’était pas de bonne humeur. — Je voudrais te chanter l’amour qui dévore mon cœur, dit Kadja en soupirant ; mais tu préfères les chansons guerrières, et je suis entraînée, malgré mes instincts, vers tout ce qui te plaît. Je vais donc te chanter les charmes de la vie du soldat.

Et après avoir tiré quelques accords d’une espèce de mandoline à long manche, elle se mit à moduler d’une voix traînante le refrain d’une des mélodies populaires de son pays. La chanson avait plusieurs couplets. Le poète inconnu célébrait avec un sauvage enthousiasme la destinée du guerrier, ses fêtes et ses périls. Une invocation à la guerre y était ramenée sans cesse, et Kadja semblait se complaire à faire résonner au loin cette espèce de cri belliqueux. Son appel fut-il entendu ? Ce qui est certain, c’est que des pas pressés et nombreux ne tardèrent pas à retentir sur l’escalier. Presqu’en même temps Habibé, qui avait disparu depuis le commencement du concert, se précipita dans la chambre en criant : Fuyez, Méhémed ! un corps de troupes est en bas, ils vous cherchent, ils me suivent… — Méhémed ne fit qu’un bond du sofa où il était étendu à la croisée qu’il allait enjamber, lorsque Kadja, se jetant dans ses bras, le retint de toutes ses forces en protestant qu’il se tuerait, et qu’elle ne le quitterait pas. Les instans précieux qui furent ainsi perdus suffirent pour rendre la fuite impossible. Quatre soldats venaient d’entrer, et un officier, suivi d’une troupe nombreuse, se tenait sur le seuil de la porte. L’officier crut sans doute que sa présence en disait assez, et que Méhémed-Bey ne songerait pas à lui résister, car, après avoir salué respectueusement le prince, il fit quelques pas vers celui qu’il considérait déjà comme sa proie. Méhémed-Bey pourtant était armé comme un bandit ou comme un Kurde ; il portait dans sa ceinture une paire de grands pistolets, un poignard ou yatagan de Damas, et un large coutelas à peu près semblable à ceux que portent les bouchers européens. Un sabre, un petit tromblon, des pistolets et une carabine complétaient son armement. Ce n’était donc pas chose facile que de s’emparer du bey. Dès le premier pas que fit l’officier, Méhémed était debout, son yatagan entre ses dents et un de ses grands pistolets dans chacune de ses mains. Sans perdre son temps en pourparlers, il fit feu de ses deux pistolets, étendit