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bientôt. Arrivé à la porte de la maison occupée par ses deux épouses, Méhémet adressa quelques mots en particulier à son lieutenant, qui continua sa route suivi du gros de la troupe, ne laissant auprès du bey que deux anciens serviteurs. — Ah ! je suis heureuse que tous ces hommes soient partis ! s’écria Kadja de l’air le plus naturel. S’ils étaient restés, ils auraient trouvé le moyen de retenir le bey loin de nous pendant une grande partie de la journée, et nous ne l’aurions aperçu qu’à la dérobée. Voilà qui est bien. Nous le tenons aujourd’hui, et personne ne nous le disputera.

Méhémed ne portait pas de déguisement ce jour-là ; mais son front n’était pas moins sombre sous le riche costume de guerrier kurde que sous les vêtemens en haillons du vieillard turc. Après avoir répondu aux complimens de son hôte et lorsqu’il se vit seul avec ses femmes, il se jeta sur un divan. — Fais-moi le plaisir de m’apporter ton miroir, dit-il à Kadja. Il se passe depuis quelque temps des choses singulières autour de moi, et je suis impatient de deviner le mot de ces énigmes. — Kadja obéit, et, après s’être contemplé quelques instans en silence, le bey jeta le miroir et s’écria en soupirant :

— Le brave homme disait vrai ; mais je n’y comprends rien.

— Quoi donc, seigneur ? dit Habibé.

— Je me promenais hier tout seul dans la montagne, lorsque je fus accosté par un voyageur qui m’adressa plusieurs questions sur la route qu’il suivait, sur la distance qui lui restait à parcourir avant d’arriver à son gîte, tout en m’examinant avec attention. Je n’étais pas sans inquiétude, et déjà je pressais le manche de mon poignard, lorsque mon compagnon, prenant un air de bonhomie et de confiance, me dit : « Savez-vous, mon ami, que vous avez la figure malheureuse ? Vous ressemblez trait pour trait à un personnage dont je suis la piste, et dont le signalement m’a été donné il y a peu de jours par quelqu’un qui le connaît bien. La ressemblance est si parfaite que j’allais souffler dans ce petit instrument (et il me montrait un sifflet) pour appeler mes gens et vous faire arrêter, n’était une circonstance qui détruit l’identité, et qui vous sauve par conséquent la vie. L’individu que nous cherchons a une mèche de cheveux gris sur le milieu de la tête, quoiqu’il soit encore jeune et que sa chevelure soit aussi noire que l’ébène. C’est un signe bien remarquable, n’est-ce pas ? » Je tressaillis à ces mots, car je sais fort bien que j’ai cette mèche grise, et je me demandais s’il se moquait de moi, ou si ses yeux le trahissaient : je m’en tins à cette pensée ; mais quel fut tout à l’heure mon étonnement, lorsque je reconnus que ma mèche de cheveux blancs avait disparu !

— La Providence a veillé sur toi jusqu’ici, répondit gravement Habibé ; mais ce n’est pas une raison pour t’en rapporter aveuglé-