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nation de la Circassienne quand Habibé me présenta la tasse et se mit à me parler couramment une langue inconnue de tous les assistans. Ce qu’Habibé me disait en très bon français, le voici : — Lorsque vous serez de retour à Constantinople, veuillez faire savoir au chargé d’affaires du Danemark qu’une de ses compatriotes, la fille d’un de ses agens en Asie, est retenue captive par le chef de cette nation nomade à laquelle la Sublime-Porte vient d’interdire la faculté de conduire ses troupeaux sur la chaîne de montagnes qui commence à une heure d’ici et va jusqu’à Bagdad. Notre chargé d’affaires n’a qu’à me réclamer auprès de mon maître. — Je ferai sans doute votre commission, répondis-je ; mais quel est le nom de votre maître ? — Il porte, répondit Habibé après avoir hésité un moment, le nom même du prophète. — Où le trouvera-t-on ? — Je ne voudrais pas qu’on le cherchât, ni qu’on dévoilât même le lieu de ma retraite. Il suffira que notre chargé d’affaires adresse une réclamation au chef religieux de la nation kurde qui réside à Constantinople. Celui-ci fera parvenir cette réclamation à mon maître sans danger pour personne. Ma reconnaissance et celle de mon pauvre père vous seront à jamais acquises, madame : c’est tout ce que je puis vous dire. — Je répondis par un signe de tête, et peu d’instans après notre cavalcade s’était remise en route, non sans que j’eusse jeté un regard d’adieu à Habibé.

Notre entretien s’était borné aux quelques mots que j’ai rapportés et que la Circassienne n’avait pu comprendre ; mais elle se promit d’interpréter l’incident à sa guise dès la première entrevue qu’elle aurait avec le bey. L’occasion ne se fit pas attendre, et deux jours après la venue des voyageurs francs, un vieux mendiant frappait à la porte de l’ami turc. Celui-ci lui ouvrit en personne et lui fit signe d’entrer à la cuisine, en ayant soin de refermer la porte derrière lui ; puis il le conduisit sans mot dire dans le quartier habité par les femmes et dans la chambre même réservée aux deux étrangères. Arrivé là, le vieillard secoua ses vêtemens en lambeaux, enleva sa barbe blanche et son vieux turban, et mit à découvert la belle figure et la taille élégante du chef des Kurdes. Habibé ne dit mot, mais Kadja, poussant un cri de surprise et de joie, s’élança d’un bond au cou du bey. — Là, là, doucement, s’écria Méhémed avec un peu d’impatience, je vais remettre ma barbe blanche pour peu que cela continue. — Ah ! le méchant ! dit Kadja avec un geste de reproche, ah ! le méchant ! qui plaisante la pauvre femme dont il cause les tourmens !… Mais qu’y a-t-il, noble seigneur ? On dirait qu’un grave sujet de mécontentement te préoccupe. De grâce, cher seigneur, ne me laisse pas dans l’inquiétude ; quel souci ?…

Il y avait en effet de quoi s’inquiéter en regardant le visage sombre