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grains de sable de la mer et que les étoiles du ciel, mais beaucoup plus bruyans, tout cela était entassé pêle-mêle, dans un désordre que je veux croire plein de charme, fumant à pleines pipes, buvant à pleines tasses, poussant des éclats de rire homérique, chantant des chansons que personne n’écoutait, se livrant enfin à toutes les distractions que peut imaginer une population privée de règle morale, dépourvue de culture intellectuelle, et condamnée pour la vie à la triste captivité du harem.

J’ai dit que les maîtresses du logis étaient au nombre de cinq. Il y avait pourtant des degrés dans cette autorité ainsi partagée : la première en date était ou devait être la plus respectée ; puis, et comme cela arrive partout, celle qui savait le mieux commander était la plus obéie. La doyenne des épouses du seigneur Méhémed s’appelait Fatma, et pouvait avoir alors de vingt-cinq à trente ans. Elle était née dans le pays même et ne possédait par conséquent ni une grande beauté, ni une intelligence supérieure. Son principal mérite était une gaieté si tenace, qu’elle n’avait subi aucune altération en présence des quatre rivales que son époux avait successivement placées sous sa tutelle, gaieté qui lui permettait encore, malgré ses vingt-cinq ans, — âge respectable dans un harem, — de décocher des plaisanteries fort vives, de pousser des éclats de rire à faire trembler les voûtes du palais, de chanter à tue-tête des airs turcs, et de danser les farandoles les plus échevelées. De taille moyenne, de corpulence toujours croissante, avec de grands yeux gris à fleur de tête, un nez retroussé, une grande bouche bien fendue, laissant à découvert de fort belles dents mal soignées, telle était Fatma, la mère de plusieurs enfans et la souveraine avouée du chapitre féminin réuni dans le château de Méhémed-Bey.

Vis-à-vis de Fatma, de l’autre côté de la cheminée, trônait la seconde épouse du prince montagnard. La Géorgienne est un article de prix, et n’en a pas qui veut. Actié était née dans cette magnifique contrée de Géorgie, si célèbre à bon droit pour la beauté de ses filles et de ses moutons. Ce fut même en se disant que sa rivale n’était rien moins qu’une Géorgienne, une personne franchement incomparable, que Fatma se consola de sa première mésaventure conjugale. Le moyen de disputer à une Géorgienne la palme de la beauté ! Actié, à vrai dire, ne démentait en rien son origine. Grande, droite et solide comme une tour ou comme un peuplier, la Géorgienne unissait un teint éblouissant à des traits empreints d’une majesté vraiment royale. Son caractère s’accordait avec son extérieur. Calme, grave et sérieuse, sa voix ne se mêlait jamais au concert discordant de cris et de glapissemens qui se poursuivait nuit et jour autour d’elle. Ses compagnes l’aimaient peu, sans doute parce qu’elles se sentaient