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lait; l’animal l’eut à peine senti, qu’il se mit à boire avidement. Le muet le considérait en silence, et tout à coup il se prit à rire... Pendant une partie de la nuit, il veilla auprès de son pensionnaire, l’essuya, l’arrangea, le caressa, et au milieu de ses soins il finit par s’endormir d’un sommeil paisible et heureux.

La plus tendre mère ne pourrait avoir pour un enfant une sollicitude plus empressée que celle dont Guérassime entourait son chien. L’animal fut d’abord frêle et débile et point beau; mais peu à peu il se forma, et au bout de quelques mois, grâce aux soins minutieux et constans de son sauveur, il subit une véritable transformation et laissa voir une très jolie chienne, avec de longues et soyeuses oreilles, une queue touffue légèrement relevée en trompe, et de grands yeux expressifs. La petite bête s’était attachée à Guérassime de toute la force de la reconnaissance, ne le quittant jamais, marchant partout sur ses pas en balançant sa queue épaisse. Il s’agit cependant de lui donner un nom. Les muets savent qu’ils attirent l’attention par les sons inarticulés qui s’échappent de leur bouche : Guérassime la nomma Moumoû, dissyllabe assez semblable à ces étranges sons. Tous les gens de la maison aimaient cette bête et l’appelaient du diminutif amical Moumounia. Elle était très intelligente, faisait fête à tout le monde, mais n’aimait que Guérassime; aussi Guérassime l’aimait-il éperdument. — C’était toujours avec peine qu’il la voyait caressée par d’autres que lui. Était-ce de la crainte ou de la jalousie?... On ne sait. Moumoû le réveillait chaque matin en le tirant par le bout de sa tunique, lui amenait ensuite, en tenant le licou aux dents, le vieux cheval avec lequel elle vivait dans la meilleure intelligence, suivait son maître à la rivière, gardait ses balais et ses pelles, et ne permettait à personne d’approcher de sa mansarde. Le dvornik avait pratiqué pour Moumoû une ouverture dans la porte de ce réduit; en la franchissant, Moumoû semblait comprendre qu’elle seule était maîtresse dans la chambre de Guérassime, et elle sautait aussitôt sur le lit d’un air de satisfaction. D’ailleurs la charmante bête ne pénétrait jamais dans l’intérieur de la maison seigneuriale, et lorsque Guérassime portait du bois dans les appartemens, il la laissait dehors. Moumoû attendait alors son retour l’œil et l’oreille au guet, tournant la tête au moindre bruit, inquiète et impatiente.

Ainsi se passa une seconde année. Guérassime continuait à exercer ses fonctions de dvornik, satisfait de son sort, lorsque survint un accident imprévu.

C’était par une belle journée d’été. La maîtresse de la maison se promenait dans son appartement avec ses commensales, — ses dames de compagnie. — Elle était de bonne humeur, riait et plaisantait.