Page:Revue des Deux Mondes - 1856 - tome 2.djvu/211

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

malfaiteurs, depuis qu’il en avait saisi deux qu’il avait entrechoqués l’un contre l’autre de manière à rendre leur translation au siège[1] inutile, il ne s’en était plus trouvé d’assez hardis pour oser se risquer dans sa cour. Tous les voisins le respectaient, et les valets de la maison conservaient avec lui, sinon des rapports fort amicaux, du moins de bons rapports, car ils le craignaient. D’ailleurs ils se faisaient entendre de lui par signes; il les comprenait et exécutait ponctuellement les ordres qui lui étaient transmis de cette manière; de son côté, il connaissait ses droits et savait les soutenir. En général, Guérassime était d’un caractère grave et sévère; il aimait l’ordre en toute chose; les coqs eux-mêmes n’eussent osé se battre en sa présence.

On lui avait assigné pour logement une petite mansarde au-dessus de la cuisine : il l’avait arrangée selon son goût et s’y était construit un lit en planches de chêne sur quatre solides troncs d’arbres, un vrai lit d’ancien preux : on eût pu le charger de cent pouds[2], qu’il n’aurait pas cédé d’une ligne. Sous le lit se trouvait un gros coffret, dans un coin une table solide comme le lit, et à côté de la table une chaise sur trois pieds. La mansarde se fermait au moyen d’un fort cadenas dont la clé ne quittait jamais la ceinture de Guérassime. Il n’aimait pas qu’on entrât chez lui.

Ainsi s’écoula une année, au bout de laquelle se succédèrent dans la maison de Moscou les incidens que je vais raconter.

La vieille maîtresse du dvornik, fidèle en tout aux anciens usages moscovites, entretenait de nombreux domestiques autour d’elle : sa maison ne contenait pas seulement des blanchisseuses, des couturières, des menuisiers, des tailleurs; il l’avait même un bourrelier, lequel, au besoin, remplissait aussi les fonctions de vétérinaire et celles de médecin pour les gens. D’ailleurs un docteur était attaché au service de la dame et faisait partie de la maison; enfin il l’avait encore un cordonnier, Klimof, dit le capitan, un ivrogne fieffé.

C’était à ce capitan Klimof qu’il était réservé de jetei" le premier élément de trouble dans la calme existence du dvornik. La vieille dame ayant imaginé que le mariage pourrait cori-iger l’ivrogne, il fut bientôt question entre elle et son majordome Gavrilo de l’unir à une pauvre fille déjà un peu sur le retour, — vingt-huit ans, — humble, timide, sans volonté. Tanouscha obéit docilement à la fantaisie de sa maîtresse, malgré la crainte qu’elle éprouvait à l’idée de la violente douleur que cette nouvelle pouvait causer à Guérassime, — car Guérassime l’aimait[3].

  1. Dépôt de la police du quartier.
  2. 1,000 kilos.
  3. J’abrège cet épisode, qui, en faisant ressortir le singulier pouvoir qu’ont les maîtres en Russie de marier leurs gens selon leur bon plaisir, et sans égard pour le goût ou l’inclination des parties intéressées, est surtout destiné à mettre en relief la terreur qu’inspire le muet aux serviteurs de la maison, lesquels connaissent tous sa passion pour Tanouscha (diminutif de Tatiana).