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Le jeune Russe, qu’avait attiré le bruit de nos libertés et de notre civilisation, fatigué, ainsi qu’il l’a avoué depuis, du spectacle sans cesse renaissant de nos troubles civils, se prit à songer aux tranquilles scènes de la vie moscovite, à celles qu’il avait observées dans ses excursions de chasseur, à ces petits drames domestiques dont le hasard l’avait rendu plus d’une fois témoin; il chercha à se délasser du bruit de la rue en ravivant dans sa mémoire ces paisibles souvenirs, en les fixant sur ces pages animées qui devaient devenir l’ouvrage éminemment russe dont nous venons de parler.

Dans cet ouvrage, l’écrivain s’était révélé; on sait quel en fut le succès. Quelques récits, quelques essais dramatiques l’ont seuls suivi. C’est à ce dernier groupe d’études qu’appartient Moumounia. Depuis la publication des Mémoires d’un Chasseur, on peut dire que M. Tourguenef, — occupé d’un grand roman où il veut mettre en regard la vieille et la nouvelle société russe, — n’a fait que creuser de plus en plus la veine qu’il venait de découvrir. Là s’arrête donc pour le moment sa vie littéraire, et ce que nous en avons dit suffit pour caractériser la manière de l’écrivain. M. Tourguenef s’est de bonne heure écarté des sentiers battus où marche la jeunesse russe. Il a abordé l’étude de son pays par ses côtés les plus sérieux. Aussi son imagination est-elle contenue; elle s’est volontairement soumise à la reproduction des réalités de la vie de province ou de campagne en Russie. Ce réalisme n’a toutefois rien d’étroit ni de vulgaire : si le fond en est triste quelquefois, les formes en restent originales et vives. Les plus sombres drames de M. Tourguenef se détachent toujours sur des horizons paisibles et sourians. Partout chez lui la grâce du dessin adoucit l’amertume de la pensée. Quelquefois aussi le courant philosophique est le plus fort, il emporte la volonté de l’écrivain, et à l’occasion de quelque humble serf, on peut admirer comment certains hasards sociaux tordent ou brisent à la longue, souvent au moyen de puériles et ridicules instrumens, les plus fermes et les meilleures natures. Telle est, si je ne me trompe, l’impression produite par l’histoire de Moumounia.




A l’extrémité d’un des quartiers reculés de Moscou, dans une maison grise avec des colonnes blanches et un balcon penché, vivait une veuve entourée de nombreux domestiques. Ses fils étaient au service et habitaient Saint-Pétersbourg, ses filles étaient mariées. Elle sortait rarement et terminait une existence sordide dans la solitude et l’ennui.

Le personnage le plus remarquable entre ses serviteurs était le dvornik[1] Guérassime, homme de haute stature, bâti en hercule et sourd-muet de naissance. Sa maîtresse l’avait fait venir du village où il vivait seul dans sa petite isba, passant à juste titre pour le paysan le plus actif et le plus laborieux de l’endroit. En effet, doué d’une force athlétique, il travaillait comme quatre et avec une

  1. Littéralement l’homme de la cour, — celui qui en entretient la propreté, balaie le devant de la maison et enlève la neige, en hiver.