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suivront, non pas un réquisitoire chagrin, mais une véritable histoire de notre XIXe siècle.

Cette étude sur la vie et les œuvres de M. Gervinus a dû montrer, ce me semble, quelle haute place il occupe dans l’histoire intellectuelle de l’Allemagne. Docte esprit, âme ardente et généreuse, il possède un grand nombre des qualités qui ont fait de tout temps la gloire de son pays, et il l’joint celles que l’Allemagne a eu le malheur d’abandonner. Personne n’a répandu plus d’idées, personne depuis 1830 n’a exercé une action plus forte sur la conscience publique. Toutes ses idées ne sont pas également justes, il a des préjugés violons, il se délie de l’idéalisme et de la mansuétude chrétienne; nous avons expliqué ces erreurs par le sentiment qui inspire toute sa vie, et qui a été, on peut le dire, l’honneur et le tourment de sa pensée. Il a souffert plus qu’aucun autre de ses concitoyens de l’impuissance politique de son pays, et toutes les doctrines lui ont été bonnes pour secouer son engourdissement. Quel a été le succès de cette longue prédication? A-t-il réussi à faire accepter tous ses principes? Non certes; sa philosophie de l’histoire est incomplète; sa théorie de l’hellénisme allemand du XVIIIe siècle a pu charmer l’orgueil de Berlin ou de Weimar, l’Europe en a souri. Son antipathie contre le christianisme, s’il l’avait persisté, lui aurait donné en Allemagne des alliés que repousserait son lier sentiment des traditions nationales; mais il a éveillé le goût de la vie active, il a ranimé quelque chose des fortes vertus d’autrefois, et on peut affirmer qu’il a commencé sur ce point la transformation de son pays. Si l’Allemagne, depuis vingt-cinq ans, a manifesté en maintes rencontres le désir de jouer un rôle plus actif dans les affaires humaines, si la poésie a renoncé aux langueurs mélancoliques et aux rêveries énervantes, si l’histoire, rejetant les systèmes qui justifient tout, est revenue à l’appréciation sévère du drame et des acteurs, c’est à M. Gervinus en grande partie qu’il convient d’en rapporter le mérite. Pour tout dire d’un mot, l’action a été sa muse, et si cette muse l’a souvent égaré, souvent aussi elle l’a préservé des défaillances de notre âge et lui a inspiré une noble philosophie morale. A la première page des œuvres complètes de M. Gervinus, j’inscrirais volontiers ces paroles de Vauvenargues, que l’infortuné stoïcien, aveugle et paralysé, lançait de son lit de douleur comme un hymne à l’existence : « Le feu, l’air, l’esprit, la lumière, tout vit par l’action. De là la communication et l’alliance de tous les êtres, de là l’unité et l’harmonie dans l’univers. »


SAINT-RENE TAILLANDIER.