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allemande. L’unité politique est ajournée, l’unité morale est mieux assise; développons-la encore dans nos écrits. Entretenons aussi le goût de la vie active, et ne nous rebutons pas pour un échec. Ainsi pensait M. Gervinus, et, soit qu’il revînt à la haute critique littéraire, soit qu’il entreprît de tracer l’histoire politique de son temps, il a été fidèle à ce programme. Les quatre volumes sur Shakspeare, publiés de 1849 à 1850, l’Histoire du dix-neuvième siècle depuis les traités de Vienne, attestent l’infatigable ardeur du publiciste.

C’est comme publiciste en effet que M. Gervinus interroge la vie et les œuvres de Shakspeare. D’autres écrivains pourront étudier l’auteur d’Hamlet et d’Othello avec un sentiment poétique plus élevé, avec plus de finesse et de pénétration. L’originalité de son livre, c’est l’enseignement politique et moral qu’il renferme. Quand on se rappelle toute la carrière de M. Gervinus, quand on songe aux espérances et aux douleurs de son patriotisme, on ne peut le voir sans émotion revendiquer Shakspeare comme un des représentans du génie germanique. Qui aurait le courage de railler ces théories conquérantes, si elles sont une consolation pour l’âme qui souffre? M. Gervinus veut associer l’Allemagne à l’Angleterre; il voudrait, s’il était possible, les compléter l’une par l’autre, comprenant trop, hélas! combien le sens pratique des Anglo-Saxons fait faute à son pays. Il appelle cette union, et déjà il croit la voir réalisée par certains échanges singuliers que nous présente l’histoire des arts. « Le grand musicien Haendel, dit M. Gervinus, était une nature tout allemande; l’Angleterre y a adopté, et c’est à elle qu’il appartient. En revanche, Shakspeare est à nous. Sans le culte que lui a voué l’Allemagne, le poète de Stratford serait-il complètement assuré de sa gloire? C’est nous qui les premiers avons mesuré l’immensité de son œuvre. L’Angleterre l’a admiré et négligé tour à tour. Depuis que Lessing nous l’a révélé, il est le maître de la poésie allemande. » Ne croyez pas que ce soit là, chez M. Gervinus, une ridicule prétention nationale, c’est surtout une consolation et un conseil. L’Allemagne est grande par les conquêtes de la critique, par l’intelligence profonde de l’art et de la poésie; qu’elle soit plus grande encore par le sentiment de la réalité ! Ce n’est pas seulement le génie poétique qu’il faut admirer dans Shakspeare, mais la précision, la force, le naturel, cette vue sûre et prompte jetée sur les affaires humaines, et le drame du monde merveilleusement expliqué par les acteurs eux-mêmes. Tel est le sens de cet ouvrage. M. Gervinus, vous le voyez, ne cesse de répéter sa prédication sous maintes formes : ce qu’il a demandé à Machiavel, aux communes du royaume d’Aragon, à la Grèce antique, je veux dire un principe d’activité virile, il le demande aujourd’hui à Shakspeare, il le demandera demain au tableau des événemens qui remplissent le XIXe siècle.