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prendre une peine inutile. Laissons s’exhaler l’amertume de ce cœur blessé, laissons-le se chercher à lui-même ses consolations et ses encouragemens. Ce n’est pas nous qui le troublerons dans ce travail intérieur de son esprit. Les erreurs de M. Gervinus ont une source respectable. Je ne vois pas ici un historien qui disserte, je sens une âme qui souffre.

Telle est l’introduction générale des travaux de M. Gervinus. J’ai dû m’y arrêter avec quelques détails, pour faire comprendre ce mélange passionné de vérités et d’erreurs, qui est l’originalité de ce rude esprit. M. Gervinus est à peine connu en France, son nom n’y représente qu’une vague idée de libéralisme et d’érudition; personne encore, que je sache, n’a apprécié l’ensemble de sa carrière et la marche continue de son intelligence. D’ailleurs il écrit d’un style très inégal; il veut être énergique, et il l’est quelquefois; le plus souvent il est lourd, diffus, embarrassé, et le lecteur le plus pénétrant ne peut le suivre sans effort. Comment voir clair au milieu de tant d’émotions généreuses et de paradoxes hautains, si l’on n’a marqué d’un trait sûr les inspirations de ses débuts? N’oublions pas ces trois points : 1° il souhaite pour son pays de grandes destinées, et il éprouve par instans les tristesses désespérées de Machiavel; 2° il croit que le christianisme exerce une influence dangereuse en affaiblissant le désir de l’action et le sentiment patriotique; 3° il se console enfin par une foi ardente dans la gloire de cette Allemagne, qui a eu, comme la Grèce antique et l’Italie moderne, le privilège de devenir un foyer intellectuel au profit de l’humanité tout entière. — Douleurs amères, récriminations irritées, prétentions orgueilleuses, voilà les sentimens qui se croisent dans cette intelligence et qui donneront à l’ensemble de ses œuvres une incontestable originalité. Avec de telles inspirations, un écrivain peut commettre de graves méprises, il est assuré du moins de laisser une trace durable dans la littérature de son pays. Il y a en Allemagne des historiens plus savans, des penseurs plus profonds, des écrivains plus éloquens que M. Gervinus; il n’est pas un esprit, depuis Hegel, qui ait exercé une action plus décisive sur la conscience publique.


II.

M. Gervinus venait de publier son travail sur Machiavel et sur le royaume d’Aragon, quand un célèbre historien, M. Dahlmann, d’abord professeur à l’université danoise de Kiel, installé ensuite dans une chaire de Goettingue, recommanda le jeune écrivain à la sympathie de ses collègues, et le fit admettre comme titulaire dans