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vivantes chroniques italiennes, soit qu’il étudie de près le scandaleux Arétin ou l’austère Gino Capponi, on dirait qu’il marche vers la lumière avec une sorte d’allégresse scientifique et morale. Tous ces hommes ont fourni des renseignemens à Machiavel, tous ont contribué à former peu à peu cette tradition dont il relève. Il en est même qui lui ont fourni plus que des faits et des inspirations. Comme Dante et Dino Compagni, au commencement du XIVe siècle, ont été ses aïeux et ses maîtres, il a des précurseurs immédiats qui préparent et saluent son avènement. J’ai dit son avènement, je ne me trompe pas : dans ce tableau de M. Gervinus, Machiavel est le roi de l’histoire moderne. Guelfes et gibelins, diplomates et patriotes, tous ces hommes, depuis Malespini, semblent lui former un cortège. L’heure est venue enfin où le héros de cette savante étude va être introduit sur la scène ; nous sommes arrivés aux dernières années du XVe siècle, Giovanni Cavalcanti et Bernardo Rucellaï achèvent leurs curieuses peintures de l’Italie au temps de Savonarole, et Machiavel apparaît.

Cette étude sur Machiavel, qu’on adopte ou non les conclusions de M. Gervinus, est certainement une œuvre capitale. La vie et les ouvrages de l’auteur des Légations et de l’Histoire de Florence y sont interrogés avec une sorte de piété enthousiaste. Non pas que M. Gervinus ait voulu écrire un panégyrique ; il n’estime guère ce genre faux qui défigure l’histoire, mais il éprouve une sympathie profonde pour ce grand et malheureux patriote, et, se rappelant de quelles accusations odieuses sa mémoire est chargée, il s’indigne contre ces juges qui condamnent les écrits et les actes sans soupçonner seulement l’inspiration qui les dicta. Restaurer dans sa grandeur la tragique figure de Machiavel, et la restaurer sans déclamation, sans aucun artifice de langage, avec le seul secours de la critique et de la science, tel est le but de M. Gervinus.

Remarquez ici un des traits les plus vifs de l’historien que nous étudions. Lui aussi, comme Machiavel, il aime ardemment sa patrie ; lui aussi il croit que l’Allemagne du XIXe siècle, pareille à l’Italie du XVIe avait un grand rôle à jouer dans le monde, et il la voit, non pas certes déchirée par des factions ou asservie à l’étranger, mais divisée pourtant et incapable, à ce qu’il semble, d’une glorieuse activité politique. Il voudrait réveiller ces intelligences engourdies ; il ne le peut et il souffre. Cette éloquente et douloureuse étude sur l’envoyé de la république de Florence est comme le programme général des travaux de M. Gervinus et l’aveu des secrètes émotions qui l’agitent. Ce rapprochement, je le sais, n’est indiqué nulle part ; qu’importe ? je sens bien que c’est là l’inspiration de l’écrivain, et M. Gervinus ne me contredira pas. Comment oublierait-il sans cela de distinguer entre le patriotisme irrité de Machiavel et les étranges