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avec plus de colère et d’âpreté que de justice et d’éloquence, la protestation du sens commun contre les systèmes qui effacent le rôle de l’homme dans les choses d’ici-bas. Plus de théories transcendantes, plus de ces lois préconçues sur les évolutions nécessaires des sociétés; l’homme est responsable de ses actes; qu’il paraisse, et qu’on le juge! Si M. Schlosser, dans sa verte vieillesse, comprend et écrit encore l’histoire de cette manière, on devine ce qu’il l’apportait de passion il y a trente ans, à l’heure où tant de doctrines contraires commençaient à enivrer les intelligences, à quelques pas de cette chaire où le puissant Hegel déroulait dans l’histoire de l’art, du droit, de la philosophie et de la religion, les étonnantes destinées de l’esprit infini. M. Gervinus fut une des conquêtes de M. Schlosser. L’historien moraliste s’empara de ce jeune auditeur déjà si sensé, si naturellement stoïcien, si volontiers en garde contre les séductions du mysticisme. M. Gervinus, sachez-le bien, ne reproduira pas M. Schlosser : il aura sa manière propre, il sera tout autrement érudit que son maître, il aura aussi plus d’élévation dans les vues générales, plus de finesse et de pénétration dans les jugemens; mais ce sentiment de la responsabilité morale, mais cette exigence et cette sévérité d’un juge qui prend son rôle au sérieux, mais ce désir d’exercer une action utile et de faire profiter le présent et l’avenir des épreuves du passé, mais toutes ces fortes qualités enfin qui sont l’âme de ses travaux, — si déjà, comme je le crois, M. Gervinus en possédait le germe, on ne peut nier cependant qu’il les ait vues se fortifier et grandir sous la vibrante parole du professeur d’Heidelberg.

Muni de ce bagage scientifique et moral, le jeune étudiant d’Heidelberg commença humblement sa carrière en acceptant une place de professeur dans une institution de Francfort. Il n’y resta pas longtemps; un théâtre plus vivant et plus libre devait s’ouvrir à son activité. Il revint à Heidelberg, s’y fit recevoir docteur, et soutint avec éclat les épreuves spéciales qui confèrent le droit de monter dans les chaires de l’école. Il ne se hâta pas toutefois de se produire en public; le jeune privat-docent poursuivait laborieusement dans les travaux du cabinet son initiation de professeur et d’historien. Il a déjà le projet de raconter les destinées intellectuelles de son pays, et il veut surtout mettre en lumière le rapport des événemens littéraires avec le développement de la vie nationale; pour embrasser tout ce qui se rattache à ce grand sujet, il comprend qu’il ne doit pas se renfermer en Allemagne. L’histoire des nations étrangères est liée d’une façon intime à la vie de cet empire, qui a été si longtemps le centre politique de l’Europe, et qui, depuis Lessing et Goethe, par l’activité de l’érudition et de la science, aspire à être le centre de la littérature universelle. D’un côté, il y a une grande nation d’origine germanique, le pays de Cromwell et de Shakspeare, qui