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Ce tableau est triste assurément ; il est triste surtout pour les hommes qui ont été mêlés à cette histoire, et qui, n’ayant pas pris part aux fautes que je viens de signaler, sont obligés pourtant de subir la peine commune. Ces hommes-là, il faut le dire à l’honneur de l’Allemagne, sont plus nombreux qu’on ne pense. Leur grande faute, c’est de ne pas avoir assez nettement protesté contre les aberrations dont ils sont punis aujourd’hui. Dans tous les temps de vive excitation sociale, les sages ont tort de baisser la tête et de laisser oublier qu’ils sont là, heureux du moins quand ils peuvent encore élever une voix respectée au lendemain de la déroute universelle !

Il en est d’autres qui n’appartiennent pas à ce groupe de stoïciens impassibles, qui se sont jetés au contraire dans le feu de la mêlée, qui ont partagé les émotions et par momens les fautes de la patrie, qui ont essayé toutefois de garder fidèlement leur poste, malgré l’entraînement des passions, et qui, à l’heure des défaillances publiques, se relèvent aussi jeunes, aussi confians, aussi intrépides qu’au début, brûlant de rattacher le passé à l’avenir et tout prêts à recommencer aujourd’hui la partie qu’ils ont perdue hier. Tel est, ce semble, M. Gervinus, le peintre sévère de la littérature allemande, le politique et le publiciste un peu chimérique du parlement de Francfort, et en ce moment même le confiant historien de notre XIXe siècle. Il m’est arrivé, en maintes rencontres, sur maintes questions de détail, de contredire ouvertement les vues de M. Gervinus; jamais je n’ai refusé une vive et cordiale estime à la vaillante ardeur de sa pensée. L’heure est venue d’apprécier dans son ensemble sa laborieuse carrière. Sous le jour nouveau que répand la situation présente, je crois apercevoir plus distinctement cette forte et grave physionomie. Si les considérations qui précèdent sont exactes, elles nous aideront à marquer avec précision la place qui lui appartient dans le mouvement confus des lettres germaniques. M. Gervinus s’est associé à toutes les espérances que je signalais tout à l’heure; il a cédé, comme tous ses compagnons d’armes, à l’impatience qui a fait commettre tant de fautes, il y a cédé même un des premiers, et la passion qui l’animait lui a dicté dès le premier jour d’incroyables erreurs historiques; mais du moins il n’a pas été vaincu par le découragement, et presque seul, au milieu de la dispersion de l’armée, il garde sa foi et tient son drapeau d’une main ferme.


I.

L’ardent esprit dont je vais parler n’a été encore apprécié, si j’ose le dire, que d’une manière incomplète. En Allemagne même, c’est sur des pièces insuffisantes qu’on y a jugé; les documens, non pas les plus considérables sans doute, mais les plus expressifs, ont été