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chère, une couche dure, et, pour son page un lourd travail. Il n’avait pas de chez lui ; il ne devait point avoir de tombe particulière. Tout ce qu’il ambitionnait, c’était l’assurance que son dernier vêtement dût lui appartenir.

« — Vous voyez maintenant, continua-t-il avec une petite émotion dans la voix, pourquoi je tenais à garder mes douze florins. C’était une grosse somme, mais je désirais encore quelque chose de plus que la propriété de mon linceul : je désirais être enterré décemment. Je ne suis point très tort sur ces matières-là, mais je calculais quatre florins pour le linge, deux florins pour les gens qui m’enseveliraient, et un demi-florin pour chacun des douze hommes qui me porteraient à la fosse. Cela n’aurait-il point été faire les choses convenablement ? L’apprenti de l’apothicaire avait écrit toutes ces instructions-là pour moi sur un papier. L’argent fut soigneusement enveloppé et cousu dans un sac de cuir que je portai durant ces trente dernières années sur mon cœur… Et maintenant il s’est évanoui !

« — Klaas vous l’a volé ?

« — Non, non, répondit Kees, sortant des pénibles réflexions dans lesquelles ces derniers mots l’avaient plongé ; mais il découvrit que j’avais cet argent. Sa couchette était à côté de ma couchette. Je ne sais point s’il a entrevu mon trésor lorsque j’étais en train de me déshabiller, ou lorsque je m’habillais ; peut-être ai-je parlé de cela dans mon sommeil, pendant une maladie que j’ai faite. Il se peut bien, car je sais que je pensais sans cesse à mes dispositions mortuaires. Mardi dernier, il plut tout le long du jour, comme vous savez, monsieur ; eh bien ! Klaas n’avait pas ramassé un cents. Le temps était trop mauvais ; les petits garçons ne voulaient point s’arrêter dans les rues. Son argent de poche était dépensé, et il avait résolu dans son esprit d’aller à la Serviette grasse. « Kees, me dit-il après dîner, prête-moi six cents. — Klaas, lui répondis-je, vous n’aurez point de moi ces six cents pour les dépenser en liqueur. — Je les aurai, s’écria-t-il. — Non pas de moi. — Eh bien ! si tu ne me donnes pas cet argent, je dirai au père ce que tu as de caché sous tes habits. » À ces mots, je devins pâle comme un drap, et je lui donnai les six cents. « Klaas, lui dis-je, tu es un coquin. » Peut-être conçut-il de la haine contre moi à cause de cette parole un peu verte, je ne sais. Ce qui est sûr, c’est qu’hier il était encore ivre, et pendant que les gens attachaient la bûche à sa jambe[1], il cria comme un maniaque et chanta : « Kees a de l’argent ! Kees a de l’argent ! près de sa peau encore ! beaucoup d’argent ! » Les camarades me dirent cela dès que je revins à l’établissement. J’errais çà et là comme un spectre. Enfin nous montâmes les escaliers. Arrivés au dortoir des hommes, nous nous déshabillâmes. Klaas était déjà au lit et ronflait comme un bœuf. Quand les autres camarades furent endormis, je glissai ma main sous mes couvertures et sous mes draps pour cacher mon argent ; mais, avant que je pusse tirer mon sac, le père vint dans la salle avec une lanterne. Je tombai en arrière sur mon oreiller, et je regardai fixement la lumière comme un lunatique. Je sentais chaque pas du père tomber sur mon cœur. « Kees, me dit-il, se penchant sur moi, vous avez de

  1. Autrefois à La Haye, dans la maison des orphelins et des vieillards, on mettait les sujets vicieux dans un cachot avec un poids à la jambe. Aujourd’hui ces punitions corporelles sont plus ou moins abrogées.