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individus d’origine européenne une délicatesse sensitive qu’il faut quelquefois modérer. Tout corps qui serait de nature à user, à altérer la sensibilité de l’épiderme, doit être éloigné des doigts de l’aveugle. On recouvre en pareil cas les mains de gants à peau fine et souple, comme on protège à l’aide de certains verres les yeux trop sensibles contre l’action des rayons solaires. L’œil digital se forme par l’exercice. Après avoir mis les enfans en état de recevoir la pensée des autres, on leur apprend à exprimer par des signes leur pensée à eux-mêmes. Il existe quatre systèmes d’écriture pour les aveugles. Ces quatre systèmes sont pratiqués successivement par les élèves d’Amsterdam. Il serait superflu de décrire les appareils plus ou moins ingénieux à l’aide desquels les enfans privés de la vue fixent des caractères sur le papier. Il est seulement à observer que les aveugles disposent de deux modes d’écriture, l’un qui est particulier et qui leur sert à correspondre entre eux, l’autre dont les types ne diffèrent point de nos types ordinaires. La première manière présente des traits de ressemblance avec l’écriture cunéiforme. Les lettres y sont figurées par des points saillans, semblables à des têtes de clous ; le nombre et la position de ces points varient autant de fois que les signes de l’alphabet. Toute infirmité humaine serait-elle sous quelque rapport un retour vers les formes rudimentaires de la civilisation ?

Presque toutes les connaissances qui forment la base de l’éducation peuvent être acquises par l’aveugle : il s’agit seulement de les lui rendre accessibles au moyen du toucher. On lui apprend à construire des figures géométriques à l’aide de fils de cuivre qui s’accrochent sur un instrument en bois. La faculté du calcul est généralement très développée, surtout chez les aveugles de la Frise. Ils n’ont pas besoin de poser les chiffres sur le papier : leur cerveau est une sorte de tableau noir sur lequel ils tracent les signes fugitifs des nombres. Je me souviens d’une jeune fille qui conversait avec elle-même, et dont la figure exprimait l’enthousiasme de l’extase : elle était en train de résoudre un problème fort compliqué, une multiplication de vingt chiffres par vingt chiffres. Ces exercices, tout en ornant l’esprit, ont encore le mérite de soustraire l’aveugle au sentiment de son infirmité. Ce que les êtres privés de la vue haïssent le plus, c’est le repos dans la nuit. On leur enseigne aussi les élémens de l’histoire naturelle ; mais l’aveugle a peine à se faire une idée de la progression des formes et du volume relatif des êtres vivans[1]. Il faut sans cesse rectifier les erreurs de l’imagination par le témoignage des sens demeurés intacts. Le toucher, l’ouïe et l’odorat

  1. Le directeur de l’établissement nous citait à ce propos l’exemple d’un élève qui se figurait les fourmis grosses comme des chats.