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jours ; éternellement elle soupire, car elle a coulé mêlée au noble sang versé par les Roumains ; leurs os bien longtemps ont parsemé ces champs. Et moi, quand je songe à ce jour de tempête, je soupire ; le frémissement de la forêt se mêle à mes sanglots, car il n’y a plus de braves aujourd’hui pareils à ceux qui ont succombé. Leurs travaux et leur gloire, les Roumains les oublient maintenant. C’est pourquoi, petit berger, chante pour réveiller leurs pensées, et que ton chant leur dise ce qu’ils furent autrefois, ce qu’ils sont aujourd’hui ! »

Voilà, en général, sous quelle forme se présentait à l’esprit l’histoire des provinces danubiennes, quand un livre a tout changé. Les Chroniques des Roumains, par Sincaï[1], ont mis soudainement l’ordre où était le chaos. L’homme qui a pu produire si vite un si grand changement mérite bien de fixer un moment les regards.

Sincaï, que j’appellerais volontiers le Muratori des Roumains, né en 1753 dans un village de Transylvanie, mort obscurément en 1820, a consacré sa longue vie à une seule pensée : écrire l’histoire de la race roumaine, en rechercher, en rassembler partout les documens épars, élever ainsi à une race d’hommes un monument indestructible qui portât les caractères de la certitude et de la science moderne. Souvent persécuté, même emprisonné, rien ne le détourne de son œuvre. En 1808, il commence à la publier. Un obstacle invincible, facile à prévoir, l’arrête ; l’Autriche ne pouvait tolérer la publication d’un ouvrage où brillaient d’une lumière si vraie les titres traditionnels de ceux-là mêmes qu’elle tenait sous le joug. Le censeur écrivit en marge du manuscrit : « L’ouvrage mérite le feu, et l’auteur la potence ; opus igne, auctor patibulo dignus. » Cet arrêt n’empêcha pas l’écrivain de persévérer. Soit misère, soit nécessité de se dérober, ses biographes le montrent portant lui-même de lieu en lieu, dans une besace, son ouvrage proscrit, qui s’augmentait incessamment des découvertes qu’il faisait dans les archives publiques et privées. Il porta ainsi en secret son fardeau (et c’était, à vrai dire, la meilleure fortune de son peuple) jusqu’à son dernier jour. L’interdiction qui avait arrêté l’auteur vivant le poursuivit mort, et c’est aujourd’hui seulement, après un demi-siècle, que le gouvernement de Moldavie, bien inspiré par le prince régnant Grégoire Ghyka, a pu enfin publier, avec un applaudissement unanime, l’ouvrage de Sincaï. Ce monument vient à la lumière au moment même où le procès des Roumains étant devant le juge, ils avaient le plus besoin d’un témoignage authentique.

Quel est le caractère du livre de Sincaï ? On s’abuserait assurément si d’après le titre, Chroniques des Roumains, on y cherchait la

  1. Chronica Romanilor, 3 vol. in-4o, Jassy 1853. Des recueils de chroniques moldaves et valaques ont été publiés dans ces dernières années à Jassy et à Bucharest.