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moi. Qui donc es-tu, ainsi choisi dans la multitude des vivans pour tuer l’innocent ?

« MARZIO, en tremblant : Je suis Marzio, le vassal de ton père.

« BÉATRIX. — Regarde-moi en face, et réponds à ce que je te vais dire. (se tournant vers ses juges :) Je vous prie de remarquer son visage, et de voir comme il baisse ses yeux vers la terre, à ses pieds, (à Marzio :) Quoi ! dis-tu donc que je tuai mon propre père ?

« MARZIO. — Oh ! par pitié, épargne-moi ! Ma tête tourne. Je ne puis parler. C’était la torture. Enlevez-moi ! Qu’elle ne me regarde pas ! Je suis un misérable ! J’ai dit ce que je savais. Que je meure, que je meure à présent !

« CAMILLO. — Amenez-le plus près de madonna Béatrix ; il semble redouter son regard comme la feuille d’automne redoute le vent perçant du nord.

« BÉATRIX, à MARZIO : — Oh ! toi qui es encore suspendu au bord de cet abime où la vie se confond avec la mort, penses-y avant de me répondre, car, je te le dis, tu pourrais répondre à Dieu avec moins de crainte. Quel mal t’avons-nous fait ? Moi, hélas ! mes années sur la terre ont été courtes et tristes, et le sort a voulu qu’un père empoisonnât mes premiers momens de jeunesse et d’espoir pour ensuite tuer d’un coup mon âme immortelle et mon nom sans tache… Le Tout-Puissant, comme tu dis, t’arma contre lui, et ce fut œuvre de miséricorde ; mais je serais donc, moi, accusée de ton crime contre moi-même, et tu serais, toi, l’accusateur ! Si tu espères un pardon au ciel, sois juste ici-bas ; le cœur endurci est pire que la main sanglante… Pense, je t’en conjure, à ce que c’est que de tuer dans l’esprit des hommes leur respect de notre antique maison, de notre nom immaculé ! pense à ce que c’est que d’étouffer la naissante pitié, de souiller d’infamie et de sang ce qui paraît innocent, ce qui, je le jure, ô mon Dieu ! ce qui l’est bien vraiment ! de le tant souiller, que le monde stupide ne sache plus distinguer entre le regard astucieux et féroce du crime véritable et celui qui à cette heure te subjugue et te force de répondre à ma demande : Suis-je ou ne suis-je point un parricide ?

« MARZIO. — Tu ne l’es point !

« LE JUGE. — Qu’est donc ceci ?

« MARZIO. — Je déclare innocens ceux que je déclarai coupables. Moi seul suis criminel.

« LE JUGE. — Qu’on lui applique de nouveau la question.

« MARZIO. — Épuisez sur moi vos tortures. Une douleur plus aiguë a arraché à mon dernier souffle une vérité plus haute. Elle est innocente ! Monstres, assouvissez sur moi votre rage ; mais je ne vous livrerai point cette belle œuvre de la nature afin que vous la déchiriez. (Marzio est entraîné par les gardes.)

« LE JUGE, à BEATRIX. — Reconnaissez-vous ce papier ? (Il lui donne la lettre d’Orsino.)

« BÉATRIX. — N’essaie pas de me prendre à tes pièges ! Qui est ici maintenant mon accusateur ? Est-ce toi ? toi, mon juge ? Accusateur, témoin, juge ! quoi ! tout en un ! Voici le nom d’Orsino. Où est Orsino ? que je le voie face à face. Que veut dire ce griffonnage ? Hélas ! vous-même ne le savez, et sur