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tout ? » Allegra reprend la parole pour terminer le poème par ces mots : « Peut-être y a-t-il quelque chose de plus, quelque chose qui porte l’empreinte de leurs maux, et dit pourquoi ils se quittèrent, comment ils s’étaient rencontrés ; mais ne me demandez pas davantage. Fermons les années sur leur mémoire, comme là-bas est fermé le marbre qui recouvre leurs corps. — Cependant je questionnai toujours, et enfin elle me dit la manière dont tout se passa ; mais je ne l’apprendrai pas à ce monde si indifférent et si froid. »

Il faut lire le poème en entier pour se convaincre de toute l’influence qu’a pu exercer Julian and Maddalo sur la forme et l’expression adoptées si communément de nos jours ; mais dans cette esquisse de Shelley il y avait une sobriété de détails, une passion intense et une réserve que trop peu de gens ont su imiter. Julian and Maddalo est l’œuvre d’un maître ; c’est le joyau ciselé par le sculpteur du Persée, et qui, sortant merveille de ses mains, ne serait peut-être rien entre celles d’un moindre artiste.

Je voudrais pouvoir dire quelques mots d’une œuvre de Shelley, tentative unique dans son genre, drame impossible au théâtre, ouvrage inconnu à la plupart des lecteurs, et qui pourtant de son vivant même, et selon les critiques les plus hostiles, mettait Shelley à la tête de l’art dramatique en Angleterre, — j’entends parler des Cenci. Jamais le réalisme de Shelley ne s’est autant développé que dans ce terrible drame ; lui-même le sent et dit dans la dédicace qu’il en fit à Leigh Hunt : « Les écrits que j’ai publiés jusqu’à présent n’ont guère été que des visions qui représentaient mon impression personnelle du beau et du juste. Je vois tous leurs défauts, — défauts de jeunesse et d’impatience : — ce sont des rêves de ce qui doit être ou de ce qui peut même être un jour ; mais le drame que je vous envoie ici est une terrible réalité. J’abandonne ma présomptueuse attitude de pédagogue, et me contente cette fois de peindre ce qui fut avec les couleurs que je trouve dans mon propre cœur. »

En effet, le mot de cœur est bien celui qu’il faut. Le réel, chez Shelley, ne procède que de là. Aussi, tandis que la victime Béatrix, née de toutes les tendresses, de toutes les commisérations du poète, véritable fruit de son cœur, est une des plus belles et des plus complètes créations qu’il y ait, le vieux Cenci, produit de l’imagination seule, n’est ni réel, ni vrai, mais il choque autant par ce qu’il a de faux que par ce qu’il a de révoltant. Sous ce rapport, Shelley est une des natures les plus étranges que je sache. Il y a chez lui une rare inaptitude à concevoir le mal, et n’arrivant jamais à le comprendre tel qu’il est, c’est-à-dire avec ses nuances du plus ou du moins, il le voit toujours à travers son imagination, et produit quelque chose d’exagéré, de monstrueux en un mot. Il y a du Hamlet