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manie le posséda alors, mais il ne voulut jamais s’en aller de là, de sorte que je lui fis arranger un appartement ayant vue sur la mer, et lui envoyai des livres, des fleurs, un piano, de la musique, tout ce qui semblait avoir autrefois charmé sa vie. — Les couleurs de sa fantaisie sont vives, reprend Julian, et le langage de sa douleur est élevé, si élevé qu’il n’y manque que le rhythme pour lui mériter le nom de poésie. — Eh ! mon Dieu ! dit Maddalo, les plus malheureux trouvent l’origine de leur talent dans l’infortune, et n’enseignent dans leurs œuvres que ce que la souffrance leur a appris. »

Un seul passage révèle quelque peu la trahison qu’a eu à déplorer le héros du poème. Dans un moment de lucidité, il s’adresse à un être absent, sans doute à celle qui l’a abandonné.


« Quel châtiment cruel au-delà de toute cruauté, s’écrie-t-il, que de faire de l’amour même l’élément de l’enfer de l’âme ! Me torturer ainsi, moi qui aimais et plaignais toute chose créée, moi qui ne suis qu’un nerf qui vibre à toutes les duretés pratiquées sur la terre, qui pour toi étais la flamme de ton foyer, quand tout à l’entour se refroidissait ! Et tes malédictions, tu les fais pleuvoir de lèvres débordant jadis d’une trop amoureuse éloquence !… Ah ! je devine. Tu diras plus tard combien c’était horrible d’avoir à affronter mon amour quand le tien n’existait plus ! Tu t’étonneras de ce que j’aie pu consacrer à l’amour un pareil visage (hélas ! il est vrai que la nature ne m’a point façonné avec art) ; — mais ne cherche pas là une excuse, car depuis que pour la première fois, il y a longues années, ton regard s’enflamma au feu de mon regard, je n’ai point changé ; je suis ce que j’étais de corps et d’âme, n’ayant subi que ce seul changement qu’inflige l’amour alors qu’il cesse… Ah ! que les paroles sont vaines !… »


Julian and Maddalo finit, ainsi qu’il a commencé, par une conversation entre Shelley et la fille naturelle de lord Byron, cette Allegra dont l’auteur de Prométhée fait un si ravissant portrait dans une de ses lettres. Quelques années se sont écoulées ; l’enfant, qui dans les premières pages du récit s’amuse à rouler des billes sur une table de billard, est devenue une femme, « telle que j’en ai peu vu, » s’écrie le poète, « une merveille de la terre, une femme pareille à celles de Shakspeare ! » Maddalo est en Orient, son grand chien est mort, son palais vide, n’était sa fille qui reçoit le voyageur. Sur l’étrange hôte de l’hospice des aliénés, elle rassemble ses souvenirs. Deux ans après la visite que nous savons, il tomba gravement malade, et la dame d’autrefois revint. Sa venue parut le guérir. « Ils demeurèrent ensemble chez mon père, dit la belle Allegra, car je me rappelle (j’avais dix ans) avoir joué avec le châle de la dame. Après tout, elle le quitta de nouveau. — Quel cœur de pierre avait-elle donc ! s’écrie le poète. Et la fin ? — N’était-ce pas assez ? réplique la jeune femme. Ils se retrouvèrent et se quittèrent. — Enfant, est-ce là