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quelques années de plus, arrivant à travers saint Augustin et Descartes aux plus vives ardeurs de la foi, — Shelley passa en Angleterre pour quelque chose de pis qu’un athée ! On fût volontiers à son égard revenu aux pratiques du moyen âge, et plus d’un prédicateur protestant, plus d’un gros country gentlemen, plus d’une respectable mère de famille s’est dit, je pense, que les bûchers de l’inquisition trouveraient au besoin une excuse, s’ils ne s’appliquaient qu’à la punition d’hommes aussi évidemment marqués des signes de la réprobation que l’auteur de la Révolte d’Islam.

On avait à son endroit des terreurs étranges et vagues, on le redoutait et on l’anathématisait d’autant plus qu’on le comprenait moins. Voilà pourquoi Shelley, condamné ostensiblement au nom de toutes les conventions religieuses, politiques et morales, ne fut absout en secret par aucun admirateur timide, et ne compta aucun de ces amis cachés dont la ferveur intelligente venge des dédains populaires. Au fond, les théories mêmes de Shelley s’opposaient à tout rapprochement entre le poète et l’esprit de son temps. Non-seulement il y avait chez lui une obéissance instinctive à la muse, à la force extérieure qui le dominait, mais le but de sa vie était « d’idéaliser le réel, » selon l’expression qu’emploie sa femme, de proclamer partout la souveraineté de l’idée sur le fait. On a de lui à cet égard quelques réflexions qui valent la peine d’être citées, car elles expriment toute sa pensée sur la poésie.


« Nous savons plus, dit-il, en fait de politique, de morale et d’histoire, que nous ne pouvons coordonner et mettre en pratique, nous avons plus de connaissances scientifiques que nous ne nous entendons à les distribuer utilement ; mais la poésie, inhérente à tout système de pensée, quel qu’il soit, est étouffée sous l’accumulation des faits et des procédés mécaniques. L’âme souffre du corps. La science ne nous manque pas ; touchant tous les problèmes sociaux, nous sommes parfaitement instruits de tout ce qui vaudrait mieux que ce que nous faisons et souffrons ; je le répète, la science, nous l’avons abondamment ; — ce qui nous manque, c’est la faculté créatrice qui fait imaginer ce qu’on sait, l’élan généreux qui nous pousse à être ce que nous concevons : — la poésie de la vie nous manque ! Nos calculs ont outrepassé notre force calculatrice ; nous nous sommes échappés à nous-mêmes, et ce que nous avons absorbé nous absorbe. Faute de la faculté poétique par laquelle nous restons supérieurs à ce que nous savons, l’étude de certaines connaissances, en reculant les bornes du pouvoir de l’homme sur le monde du dehors, a rétréci celles de son action sur le monde du dedans, et tout en réduisant les élémens mêmes à être ses esclaves, il est, lui, l’esclave de sa propre petitesse. L’homme est inférieur à ce qu’il sait….. Il n’est jamais plus nécessaire de s’adonner au culte de la poésie qu’à ces époques où, par le développement excessif de l’égoïsme, la quantité de ce qui constitue le matériel de la vie positive dépasse la puissance que nous avons de nous le subordonner : le