Page:Revue des Deux Mondes - 1856 - tome 1.djvu/828

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Byron a occupé la curiosité de l’Europe ; il a été un grand poète pour elle, et quoique moins puissant aujourd’hui sur les imaginations, parce que le défaut de son génie s’est trahi avec le secret de son âme, il reste haut placé. Shelley, plus exclusivement Anglais, plus intraduisible, est peu connu au dehors ; son action n’en a pas moins été grande en Angleterre, et elle a plutôt changé de forme que disparu. C’est qu’il y avait en lui bien des trésors de science et de poésie, et comme une âme multiple que sa vie courte n’a pas déployée tout entière, et où l’observation trouve plus d’une découverte à faire, plus d’un contraste à expliquer. Shelley sans doute a été sceptique, impérieux et railleur ; ce fut même son caractère le plus apparent pour les contemporains. Nourri des grandes traditions de l’art grec, il a été aussi le studieux artisan des plus savantes formes du langage anglais ; mais il était en même temps spiritualiste par le le fond de sa nature, et touchait ainsi aux régions les plus heureuses de l’enthousiasme, au seul infini qu’il y ait pour le poète. C’est par là que Shelley mérite des disciples et des émules : sa controverse sceptique est épuisée ; son art savant, son archaïsme créateur se sont très altérés dans les raffinemens de Keats, et se retrouvent parfois, sans progrès, dans la mélodie de Tennyson ; son aspiration vers le monde spirituel et son sentiment amer des réalités de la vie restent une source féconde d’émotions vraies et partant de poésie. Qu’il soit suivi dans cette voie, il pourra quelquefois être dépassé, car l’expérience lui a trop manqué dans la brièveté de son orageuse carrière, et il avait plutôt deviné qu’étudié le monde. Avec un génie plein de force et de pathétique, il a été parfois outré, invraisemblable, bizarre plutôt que vrai ; mais il a donné une impulsion qui subsiste après lui. Ses fautes avertissent et son exemple inspire.

Ce n’est pas la première fois que nous cherchons ici à constater l’influence de Shelley sur la jeune école anglaise, qui va des Tennyson et des Browning jusqu’à Alexandre Smith ; mais peut-être à cet égard en avons-nous trop usé avec nos lecteurs comme s’ils devaient nécessairement être familiers avec les œuvres et l’esprit d’un écrivain intraduisible, nous l’avons déjà dit, et qu’une révolution intellectuelle et morale a pu seule faire reconnaître dans sa propre langue et révéler à son pays. L’immense succès en Angleterre d’une édition récente et complète des œuvres de Shelley nous fournira l’occasion de parler avec quelque détail de tant d’œuvres dont en France on sait à peine le nom. L’influence du maître sur ses disciples doit toutefois nous occuper d’abord, et nous chercherons pour ainsi dire à saisir les reflets, avant de remonter à l’image même. Nous retrouverons celle-ci ensuite.