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superstitions du chamanisme[1] : on eût dit au contraire qu’ils s’attachaient à leur conserver bien intact, comme une sauvegarde de la barbarie, ce paganisme ridicule et féroce qui les rendait odieux, et créait une barrière de plus entre eux et leurs voisins, les Slaves baptisés du Danube. C’est du fond de l’Occident que la lumière de l’Évangile essaya de se lever sur les successeurs d’Attila, Un saint prêtre de Poitiers, nommé Emerammus, conçut la première pensée d’aller les catéchiser. Pour comprendre ce qu’un tel projet supposait de hardiesse et de dévouement, il faut songer que la Hunnie était parfaitement inconnue des Occidentaux, et que le nom de Huns ne réveillait en eux qu’une idée effrayante de maléfices diaboliques et de cruauté sauvage. Émeramme n’hésita pourtant point à partir ; pressé en quelque sorte par l’aiguillon du martyre, un beau jour il dit adieu aux rives du Clein, gagna celles du Danube, s’embarqua sur ce fleuve, et arriva en 649 dans les murs de Ratisbonne, principale ville de la Bavière. Il ne voulait que traverser le territoire des Bavarois, pour atteindre la frontière des Huns en toute hâte ; mais son apostolat n’était point destiné à rencontrer les obstacles et les périls là où il les avait rêvés.

La Bavière était alors en proie à de profondes perturbations, moitié religieuses, moitié politiques. Gouverné par ses ducs héréditaires, mais soumis à la suprématie des Franks-Austrasiens, ce pays n’avait reçu l’Évangile que sous le patronage de l’épée franke, et il le regardait au fond comme une partie de son vasselage. Suivant que les Bavarois étaient en révolte ou en paix avec leurs maîtres politiques, on les voyait idolâtres ou chrétiens : bons catholiques le lendemain d’une défaite, ils revolaient vers leurs anciens dieux à la moindre chance de liberté, se passant tour à tour, comme disent les vieux actes, le calice du diable et le calice du Christ. Dans cette situation d’esprit, ils ne voyaient qu’avec inquiétude des étrangers pénétrer chez eux ; tout homme venant de Gaule leur était naturellement suspect, et il le devenait davantage s’il portait, comme Émeramme, la tonsure et l’habit ecclésiastique ; alors on le circonvenait, on l’observait, on lui montrait une hostilité plus ou moins déclarée, plus ou moins active, suivant les circonstances. C’est ce qui ne manqua pas d’arriver au missionnaire poitevin. Le duc Théodon, d’accord en cela avec son peuple, accueillit le Gaulois à bras ouverts, l’interrogea sur l’objet de son voyage, et quand il apprit que c’était la conversion des Huns, il fit tout pour l’en détourner. « Dieu

  1. Voyez, sur Héraclius et sur le rôle des empereurs d’Orient vis-à-vis des Avars, le récit publié dans la livraison du 15 avril 1855, qui laissait entrevoir les événemens objets de cette étude, destinée à retracer la chute de l’empire des Avars sous l’épée de Charlemagne et à compléter ainsi nos travaux sur la Hunnie.