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gnages de mon amour, et de ne m’en apercevoir, selon mon habitude, que trop tard !

Nous allâmes donc de conserve chez Emina, que je trouvai un peu plus faible que dans la matinée, mais encore plus sereine et plus paisible. Elle nous tendit les mains en souriant du plus loin qu’elle nous aperçut. Je m’avançai vers elle, mais le bey ne m’attendit pas. Traversant la chambre en deux enjambées, il fut en un clin d’œil à ses côtés. Les sentiraens qui l’agitaient étaient si clairement écrits sur son visage, que son action me parut toute simple, et c’était pourtant une action incroyable de la part d’un mari turc vis-à-vis de sa propre femme. Il fit bien plus, car il s’agenouilla devant elle, lui passa un bras autour de la taille, cacha son visage contre ses genoux, et répéta plusieurs fois ces seuls mots : Pardon ! pardon !

— Pardon, dis-tu ? interrompit la douce voix d’Emina. Pourquoi me dire cela, Hamid ? En quoi m’as-tu offensée, et que puis-je te pardonner ?

— Je t’ai fait bien du mal sans le savoir, je ne t’ai pas montré assez combien tu m’étais chère, combien je te préférais à tout dans le monde, et voilà où ma stupidité t’a menée ! Et maintenant on me dit qu’il est trop tard !

— Il ne fallait pas lui dire cela, me dit Emina avec un léger accent de reproche, qui ne me toucha pourtant guère, tant il me restait encore de mon endurcissement primitif. La réponse du bey produisit sur moi plus d’effet. — Si elle devait me le dire, elle a bien fait de me le dire. Il faut que je sache bien tout ce que j’ai fait, que toute illusion soit détruite, afin que je puisse déplorer jusqu’à mon heure dernière mon fatal aveuglement.

Je ne sais quel frisson me saisit lorsque Hamid-Bey prononça ce mot afin. Je tremblais qu’il n’ajoutât : « afin de ne pas commettre une autre fois la même erreur ; » mais non, gloire et justice lui soient rendues, s’il le pensa, il ne le dit pas, et franchement je ne crois pas que l’idée lui en fût venue.

Emina me rappela qu’elle avait encore plusieurs questions à m’adresser, et le bey offrit de se retirer ; mais sa femme s’y opposa. — Si notre entretien est salutaire, dit-elle, pourquoi t’en priverais-je ? D’autre part, si tu blâmes le parti que je voudrais prendre, tu me le diras, et je m’arrêterai, car, au prix de mes espérances les plus chères et du bonheur éternel lui-même, je ne voudrais pas te désobéir pour la première fois de ma vie.

— Je reste donc, répondit Hamid, mais pour tâcher de t’imiter, non pour te juger.

Emina me demanda alors si, d’après ma foi, les femmes étaient séparées des hommes pour l’éternité. Je l’assurai que non. — Et en