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me passer son bras autour du cou, puis, me regardant fixement avec un sourire que je puis, sans tomber dans le dithyrambe, appeler angélique, elle m’embrassa au front, et promena doucement ses petites mains sur mes joues en m’appelant tour à tour sa mère, sa fille et sa sœur. — Je t’aime, me disait-elle, oui, je t’aime ; j’ai souvent, si souvent prié Dieu de m’envoyer une personne comme toi pour m’enseigner à mourir !… car, je le sais bien, je vais mourir !… Non, non, ne perds pas le temps à tâcher de me faire vivre ; c’est fini, vois-tu, tout à fait fini, et je n’en suis pas trop fâchée. Il est une question que je me suis faite bien des fois, au commencement de ma maladie : mourrai-je sans savoir ce que c’est que d’être heureuse ? Cette pensée me tourmentait, me désolait, oh ! bien plus que je ne puis le dire ; mais Dieu m’a répondu en m’envoyant le bonheur. N’est-ce pas là une aimable réponse ? Un bonheur bien court, mais aussi doux, aussi complet que court. Mon mari m’aime maintenant ! ajouta-t-elle avec un petit accent de triomphe. As-tu vu qu’il m’aime ? Est-ce ainsi qu’on aime chez toi ? — Oui, répondis-je en laissant tomber la dernière question, je suis sûre qu’il t’aime de tout son cœur. — Enfin ! reprit-elle. Ah ! s’il avait pu m’aimer tout de suite, je n’en serais pas où je suis ! Mais tu ne sais pas tout ce qui m’est arrivé ? Laisse-moi te le conter.

Et là-dessus, tout en s’interrompant bien des fois pour reprendre haleine et pour attendre que les battemens de son cœur s’apaisassent, elle me conta tout, la chère enfant, tout ce que je viens de raconter moi-même, et bien d’autres choses encore que je tais, parce que je ne suis pas Emina, et qu’elle seule pouvait les dire comme elle les disait. Elle me parla ensuite de ses pensées sur la mort. — Je suis bien persuadée, me dit-elle, que mourir, ce n’est pas seulement cesser de vivre. J’ai souvent entendu parler d’un lieu de délices où les bons musulmans se retrouvent dans la société du prophète ; mais on ne m’a jamais dit que les femmes y entrassent. Et puis je ne comprends pas bien comment ces justes peuvent jouir de tout ce bonheur, pendant que leurs corps pourrissent dans la terre. Comment se promènent-ils dans ces beaux jardins ? comment respirent-ils les parfums de ces fleurs suaves ? comment goûtent-ils à ces fruits délicieux ? J’ai entendu dire que les Francs pensaient autrement que nous à ce sujet et qu’ils savaient avec certitude les choses de l’autre vie. On m’a dit aussi que selon eux les femmes étaient admises dans les jardins des fidèles, et voilà pourquoi j’ai tant prié Dieu de m’envoyer quelqu’un de cette nation bienheureuse qui possède une certitude si rassurante, et Dieu m’a exaucée. Ah ! qu’il est bon ! et que je l’aime ! Comment donc as-tu fait pour venir jusqu’à ce village où nul voyageur ne passe jamais ? Je suis sûre qu’hier encore tu ne comp-