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que je ne tirerais pas de mon hôte des renscignemens plus précis, et je le priai de me conduire sans plus tarder auprès de la malade.

J’ai dit ce qu’était Emina, et je n’ai pas à la montrer maintenant telle qu’elle m’apparut ce jour-là ; mais ce dont on ne saurait se former une idée, c’est l’accueil tendre et caressant que les femmes turques font d’ordinaire à l’Européenne qui passe auprès d’elles. Or, si cet accueil m’a toujours émue, de quelque part qu’il me vînt, jugez de ce que j’éprouvai lorsque je vis cette enfant, si belle encore, quoique mourante, si naïve, si résignée, si digne de pitié, me sourire avec une expression de contentement impossible à rendre, joindre ses petites mains comme pour applaudir à la bonne fortune qui m’amenait à elle, et répéter à plusieurs reprises d’une voix brisée, mais joyeuse : — Sois la bienvenue ! Que Dieu te protège et te récompense ! Oh ! sois la bienvenue ! Mon Dieu, merci !

Je m’assis auprès d’elle ; elle me prit la main avec vivacité et la garda. Je fixai mes yeux sur elle avec une attention douloureuse. Elle comprit, à la façon dont je la regardais et dont son mari me regardait à son tour comme pour lire dans ma pensée, qu’il s’agissait de sa santé. — Oh ! fit-elle, docteur !… — Le lecteur peut rire, et je l’y autorise de grand cœur ; mais rien ne prête moins à la plaisanterie en Orient qu’une femme exerçant la médecine, et dans les villes de l’intérieur ce sont toujours des femmes grecques ou arméniennes qui ont la clientèle des harems. À Constantinople aussi, dans le palais même du sultan et malgré ses docteurs attitrés, ce fut une femme médecin comme moi, et peut-être un peu moins que moi, qui eut naguère l’insigne honneur d’arracher la sultane-mère à une mort qui paraissait inévitable.

Je commençai alors mon interrogatoire, et je n’eus pas de peine à reconnaître que la pauvre enfant était à la dernière période de cette affreuse maladie de cœur qu’on nomme anévrisme. Il n’y avait d’ailleurs qu’à regarder son corsage, qui se soulevait sans rhythme ni régularité, il n’y avait qu’à approcher l’oreille de son sein, dont on entendait nettement l’artère crépitante, pour ne conserver aucun doute sur ce triste sujet. Je remarquai pourtant une certaine hésitation dans les réponses d’Emina, un certain embarras lorsque le bey joignait ses questions aux miennes, qui me firent désirer de l’entretenir seule. Je dis donc au bey que les femmes ne parlaient jamais librement de leurs maux en présence d’un homme, ce qu’il eut l’air de comprendre parfaitement et de trouver fort juste. Il s’excusa même d’être resté jusque-là, et nous dit en se retirant qu’il attendrait dans une pièce contiguë que nous le fissions appeler.

Quand nous fûmes seules, Emina m’ouvrit tout entier ce cœur si riche et si pur, que j’ai cherché à faire connaître. Elle commença par