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devint si vive qu’Ansha dut lui avouer, quoique avec les plus grands ménagemens, qu’il venait, pour la première fois depuis deux semaines, de reconnaître sa femme et ses enfans. — Ah ! fit Hamid, ceci m’explique l’air effaré d’Emina, lorsque je lui demandais tantôt où vous étiez ; la chère petite s’attendait sans doute à ce que j’allais débiter quelque sottise, et elle a été tout étourdie de m’entendre parler raison… Mais où est-elle maintenant, et que fait ma mère ?

Heureusement pour Ansha ces deux questions furent faites en même temps, et elle put, négligeant la première, ne répondre qu’à la seconde et ouvrir par là une nouvelle voie à la sollicitude et à l’attention de son époux. La vieille dame était malade depuis plusieurs jours de l’inquiétude et des fatigues causées par l’état de son fils. Ansha s’apitoya longuement sur les angoisses et sur les souffrances morales et physiques de cette excellente mère, et elle s’y prit si bien, qu’elle chassa pour le moment de l’esprit d’Hamid toute autre pensée. Hamid s’enquit si on avait envoyé chercher un médecin pour la malade, à quoi Ansha répondit affirmativement. Il voulut savoir ensuite ce que pensait le médecin, et la question ne laissait pas d’être embarrassante, car le seul qu’on eût consulté était le bienheureux iman, qui ne pensait rien du tout au sujet de la malade ni de la maladie. Ansha dit cependant à ce propos beaucoup de choses qui ne signifiaient absolument rien, mais qui produisirent le résultat qu’elle attendait, c’est-à-dire qu’elles inquiétèrent le bey et détournèrent son attention.

Plusieurs heures s’écoulèrent dans ces tendres épanchemens, pendant lesquelles Emina fut complètement oubliée. La première à s’en souvenir et à la nommer, ce fut pourtant Ansha, qui, se sentant à court de distractions et craignant que la mémoire ne revînt au bey, se hâta de prévenir le danger en s’écriant d’un ton chagrin : — Et où donc se tient-elle encore, notre Emina ?

Cet encore était gros de perfidies. Il signifiait : « Emina ne vient que rarement dans cette chambre ; elle a délaissé son malheureux époux ! Nous qui passons nos jours et nos nuits à ses côtés, nous ne la voyons jamais ; nous ne savons ce qu’elle devient. » Hamid-Bey, qui sentit vaguement l’accusation enfermée dans ce mot, essaya d’excuser sa jeune femme aux yeux de la trop susceptible Ansha, — Elle est peut-être auprès de ma mère, dit-il. — Peut-être bien, reprit Ansha avec empressement, comme si elle eût été heureuse de trouver un prétexte plausible aux absences réitérées d’Emina. — Va voir chez notre mère, dit-elle en s’adressant à sa fille aînée, et si tu ne la trouves pas, cherche-la dans la chambre où elle se tient d’ordinaire.

Si Ansha se fût adressée à Benjamin ou même à Fatma, l’un et l’autre, en véritables enfans terribles, n’eussent pas manqué de ré-