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XI.

Hamid-Bey demeura dans le même état pendant quinze jours en dépit des conjurations souvent réitérées de l’exorciste, malgré les soins assidus d’Emina et ceux non moins empressés d’Ansha et des servantes, malgré les prières ferventes de sa vieille mère et de ses jeunes enfans. Pendant quinze jours, la raison du blessé ne reprit pas un seul instant son empire ; les mêmes illusions l’agitèrent et le dominèrent constamment ; les mêmes exigences retinrent Emina auprès de son lit, ses mains dans la sienne, son épaule lui servant d’oreiller. Faut-il s’étonner si Emina ne se sentait pas trop malheureuse ? Elle qui avait tant souffert de la position secondaire et insignifiante qu’elle occupait dans les affections de son mari, elle était devenue tout à coup nécessaire, non pas seulement à son bonheur, mais à son existence. Il y avait là sans doute quelque chose qui tenait aux phénomènes magnétiques, et le cœur d’Hamid-Bey n’était peut-être pour rien dans ces mystères ; mais Emina, qui ignorait jusqu’au nom du magnétisme, attribuait ce besoin impérieux de sa présence à l’amour, — un amour étrangement éclos dans ce cœur jusque-là indifférent et cruel, un amour qui ne lui était pas destiné, et qu’elle usurpait en quelque sorte : usurpation bien involontaire cependant, et sa conscience était assez tranquille sur ce point.

Une autre circonstance singulière qui accompagnait la maladie du bey, c’était sa profonde indifférence pour la belle Ansha. On eût dit qu’il avait complètement oublié l’existence de cette femme, jusque-là maîtresse si absolue, sinon de son cœur, au moins de son esprit. Malgré tous ses détours et toutes ses ruses, malgré sa sollicitude affectée et ses soins importuns, elle ne parvint pas une seule fois à attirer son attention. Hamid ne s’inquiétait nullement d’elle, et s’il lui arrivait parfois de prononcer son nom, c’était au sujet de quelque circonstance passée et comme il l’eût fait de toute autre personne sans ajouter un mot de tendresse ou de souvenir. Le nom d’Emina venait aussi quelquefois sur ses lèvres, mais, hélas ! c’était à peu près de la même manière que celui d’Ansha et aux mêmes occasions. S’il goûtait à des confitures qu’il trouvait trop sucrées, il disait : C’est sans doute Emina qui a fait cela ; Ansha n’a jamais pu lui enseigner à ménager le sucre dans les confitures. C’était d’ordinaire devant Emina elle-même qu’Hamid faisait ces réflexions, car ce n’est guère qu’à elle qu’il adressait spontanément la parole, et elle connut ainsi la méthode suivie par Ansha pour la perdre dans l’esprit de son mari. — Si jamais Hamid revient à lui, se disait--