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nuit pour lui procurer une escorte composée de deux zappetiers. L’amour de la vérité m’oblige à reconnaître qu’Hamid-Bey s’inquiétait fort peu de ce retard. Hamid n’était ni un fanfaron, ni un lâche. Je ne dirai pas qu’il se rendit bien compte de la figure qu’il eût faite en se voyant attaqué par dix ou douze Kurdes aussi bien armés que résolus à tout braver et à tout entreprendre, ni qu’il eût contemplé de sang-froid et avec indifférence sa jeune femme au pouvoir des brigands, ou destinée à compléter la demi-douzaine de fortunées mortelles dont Méhémed-Bey (le prince des Kurdes) était le fortuné possesseur. D’abord l’aventure l’eût couvert de ridicule ; en second lieu, la perte d’Emina eût rendu un nouveau choix nécessaire, un nouveau mariage inévitable, et, tout bien considéré, il valait mieux s’en tenir au fait accompli. Cependant Hamid-Bey ne songeait pas aux Kurdes, et ne pas songer au péril qui nous menace n’est pas seulement le fait d’un esprit imprévoyant, c’est aussi celui d’un cœur naturellement brave. Quant à Emina, elle ne savait pas au juste ce que c’était que des Kurdes ; elle n’en avait jamais entendu parler que pendant les veillées du harem, dans les récits des femmes et des enfans, qui les peignaient tour à tour comme des ogres et des loups-garous. Les deux époux étaient donc assez insoucians du danger qu’ils allaient courir, quand, après une journée presque entière passée à la ville, ils se remirent en route à la tombée de la nuit.

Les deux zappetiers, chargés d’un arsenal de pistolets, sabres, poignards et carabines, ouvraient la marche. Hamid-Bey et ses serviteurs venaient ensuite, puis le gardien du harem et ses acolytes ; Emina et ses femmes fermaient le convoi. Ils traversèrent, sans faire de mauvaise rencontre, une belle partie de ce beau pays de l’Asie-Mineure, si peu connu et si mal décrit. Arrivés sur le bord d’un torrent qui était resserré entre deux montagnes taillées à pic, il leur fallut descendre jusqu’au fond du ravin, traverser le torrent et remonter le rivage opposé. Hamid, qui marchait en avant, avait déjà passé le torrent et chevauchait sur l’autre versant de la montagne, qu’Emina descendait encore la pente conduisant au torrent. L’obscurité lui dérobait la vue de son mari, mais la lune, qui venait de se lever et qui apparaissait au-dessus de la montagne, dessinait nettement l’ombre d’Hamid sur le rocher. Emina contemplait cette ombre avec toute la tendresse qu’elle n’osait témoigner à celui dont elle n’était que l’image. Tout à coup (fut-ce erreur des sens ou l’effet d’une imagination surexcitée ?) Emina crut apercevoir une seconde ombre auprès de celle d’Hamid. Ce n’était pas l’ombre d’un homme, mais quelque chose d’informe et de confus, une masse sans contours précis et comme hérissée de pointes. Un cri d’effroi s’échappa avec le nom d’Hamid de ses lèvres tremblantes. Le cheval d’Hamid s’arrêta