Page:Revue des Deux Mondes - 1856 - tome 1.djvu/734

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

où il passe plusieurs fois de l’abattement et de la torpeur à l’agitation, grâce à un certain nombre de pipes et de tasses de café qu’il absorbe alternativement. Les véritables amateurs du bain ajoutent à ces stimulans de diverse nature quelques morceaux d’opium ou de hachich, mais il est juste d’observer que l’on n’arrive pas d’emblée à ce degré de raffinement, et qu’Emina n’était pas encore d’âge à s’y élever. Elle bornait son ambition à attendre sans trop d’impatience le retour de son bey, et celui-ci ne lui épargnait guère malheureusement les ennuis de l’attente.

C’était à une de ces excursions si redoutées qu’Emina allait devoir cependant un changement dans les dispositions de son époux ; mais à quel prix devait-elle l’obtenir ! Le jour dont nous parlons, la séance aux bains avait été plus longue qu’à l’ordinaire, et voici pourquoi : les routes à l’entour de la ville étaient infestées de Kurdes, et les amis du bey l’assurèrent qu’il ne devait pas s’aventurer la nuit dans la campagne sans une bonne escorte. Il y avait un moyen fort simple d’éviter cet inconvénient, c’était de se mettre en route d’assez bonne heure pour atteindre son village avant la fin du jour ; mais on ne songe jamais à tout, et on fit si bien, on fut si longtemps à rassembler les cavas et à obtenir le consentement du gouverneur, qu’il était presque nuit lorsque nos deux époux se remirent en selle.

J’ai nommé les Kurdes, mais on ignore peut-être pourquoi leur présence était pour les amis du bey une cause de frayeur. Je vais l’expliquer. Les Kurdes sont d’abord les habitans du Kurdistan, ou plutôt ils l’étaient, car à cette heure le Kurdistan, conquis par les Turcs, est devenu une province de l’empire ottoman gouvernée par un pacha, et n’est pas plus habité par les Kurdes que l’Anatolie et même l’Ionie ne le sont par des Grecs. Dépouillés par les Turcs de leur territoire, les Kurdes se créèrent une existence à part, renoncèrent au séjour des villes, au commerce, à l’industrie, à l’agriculture, et s’étant retirés sur une chaîne de montagnes qui s’étend depuis les environs de Bagdad jusqu’à peu de distance de la Mer-Noire et d’Héraclée, ils se livrèrent à l’élève des troupeaux, et de temps à autre à l’exploitation de ce qu’on appelle les grandes routes en Orient. Ils divisèrent leurs montagnes et leurs vallées en pâturages d’été et en pâturages d’hiver, se réservant pourtant de parcourir dans cette dernière saison, et lorsque la nécessité les y forcerait, les contrées situées au-delà des frontières. Je ne sache pas que la propriété de ces montagnes leur ait jamais été conférée par contrat ni traité, mais le respect qu’inspire aux populations de l’Asie-Mineure le nom des Kurdes est si profond, que personne ne songea à les troubler dans leur possession, et que nulle trace de village ni de corps-de-garde