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la vallée du grand lac Salé. L’exemple et le voisinage de la société civilisée n’existaient plus ; il fallait bon gré mal gré rompre avec ses vieilles habitudes. Les personnes injuriées étaient privées du bénéfice des lois, le recours aux tribunaux était impossible, la fuite impossible aussi. Les secrets de cette société naissante mouraient dans son sein et ne dépassaient pas ses montagnes : on ne sut quelque chose de la vérité que lorsque le capitaine Gunnison eut publié son voyage dans le territoire d’Utah. Cette société, qui avait commencé dans l’été de 1847, était déjà, trois ans plus tard, parfaitement établie et consolidée, et la nécessité, la solitude et le désert, complices innocens d’une des plus coupables doctrines qui aient vu le jour, avaient favorisé la croissance d’une institution qui n’aurait jamais supporté le voisinage immédiat de la société civilisée.

La première génération résista assez vivement à cette coutume, qui blessait tous les sentimens de son éducation ; mais la seconde l’a acceptée définitivement comme un mal sans remède, et la troisième la regardera comme une chose naturelle. La dépravation marche vite, et l’âme humaine, quand elle ne se surveille pas, se console assez gaiement des vertus qu’elle n’a plus. Un voyageur qui a récemment visité Utah raconte qu’il a entendu une jeune femme parler sans honte des voluptés polygamiques — peu de temps après qu’il l’avait entendue gémir sur sa condition. Cette jeune femme, qui se nommait Harriet Cook, était scellée à Brigham Young, et en avait un enfant qu’elle ne pouvait souffrir. Elle avait cette résignation effrontée des personnes qui ont pris leur parti d’une condition honteuse et attristante. « Je lui demandai pourquoi elle n’allait pas en Californie ; elle me répondit tristement : — Ici, je suis aussi considérée que Mary Anne (la première femme en titre de Brigham Young) et que les autres ; partout ailleurs je serais considérée comme une malheureuse. Mon frère me conseille de partir, mais cela est inutile. » Ainsi la résignation a déjà remplacé chez beaucoup cet instinct de fierté qui est propre à la femme, et qui, il y a quelques années, dans les commencemens de la société d’Utah, avait décidé plusieurs dames mormones à braver tous les périls plutôt que de supporter de telles hontes, et à chercher un refuge parmi les Indiens. Quelles que soient même les répugnances que la présente génération féminine peut éprouver, ces sentimens scrupuleux, nous l’avons dit, auront disparu peut-être chez la prochaine génération. C’est ce qu’une robuste amazone mormone, vieille amie de Smith, confidente de Brigham Young et lumière de l’église, mistress Bradish, explique très bien à mistress Ward, la dame récalcitrante qui n’a pu s’habituer aux douceurs de la société mormonique. Il s’agissait des querelles des femmes de Brigham Young entre elles. La plus âgée se figurait que son âge lui