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Qui se souvient aujourd’hui de Botzaris, de Canaris, des matelots d’Hydra et des milices de la Morée ? On a même oublié ces affreux massacres et ces ventes de populations chrétiennes, qui soulevaient tant d’indignation et de pitié dans l’Europe. Ces impressions si vraies de nos pères ou de nous-mêmes ne paraissent plus à des personnes graves que déclamations et fausse politique. On est revenu de tout cela, et, à part même le grand intérêt d’arrêter au loin, par une agression efficacement préventive, les envahissemens du Nord, on déclarait tout récemment que la sympathie européenne pour les Grecs de la Morée et des îles en 1825 fut un préjugé, l’intervention en leur faveur une faute diplomatique, leur émancipation une erreur appuyée par des poètes.

C’est là, il faut l’avouer, un revirement de croyance singulier en lui-même, et surtout dans un des interprètes qui le proclament. De ce qu’une nation, de ce qu’une génération aurait changé de principe ou de langage sur ses propres affaires et sur ce qui lui convient à soi-même, s’ensuit-il que nécessairement à ses yeux la vérité doive changer même dans le passé, que les faits ne soient plus pour elle ce qu’ils avaient été, et qu’elle soit contrainte désormais de blâmer ce qu’elle ne sent plus ?

Un illustre écrivain, dont les vers ne mourront pas, nous donne à cet égard un exemple contre lequel je crois juste de protester, au nom même de l’admiration qui s’attache à son talent. « Il fut un temps, nous dit dédaigneusement M. de Lamartine dans la préface de son Histoire de Turquie[1], où deux poètes, Chateaubriand en France et Byron en Angleterre, prêchèrent contre les Ottomans, au nom des dieux de la fable, une de ces croisades d’opinion qu’on avait prêchées autrefois en Europe au nom du Dieu de l’Évangile. Les publicistes créent les opinions ; les poètes créent l’enthousiasme. L’enthousiasme poétique émancipa, malgré les hommes d’état, la Grèce. » Puis ailleurs : « L’Europe fit alors la faute du démembrement de la Grèce. »

Ajoutons que l’illustre écrivain, en jetant cet anathème sur les illusions impolitiques de 1825, se comprend lui-même, avec toute humilité, dans l’erreur qu’il réprimande. « Nous-même[2], dit-il, jeune alors et inexpérimenté des choses orientales, ne connaissant ni les lois ni les hommes, nous fûmes injuste envers les Ottomans par admiration pour le courage des Grecs. Nous nous trompâmes avec le monde. »

  1. Histoire de la Turquie, par M. de Lamartine, t. Ier, p. 4.
  2. Ibid., p. 6.