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« C’était un endroit aéré, qui bleuissait le nez, qui rougissait les yeux, qui faisait venir la chair de poule, qui gelait les doigts du pied, qui faisait claquer les dents, que l’endroit où Toby Veek attendait en hiver, et Toby Veek le savait bien. Le vent arrivait en se démenant autour du coin, — principalement le vent d’est, — comme s’il était parti des confins de la terre pour tomber sur Toby. Et souvent on aurait dit qu’il arrivait sur lui plus tôt qu’il n’avait pensé, car, tournant d’un bond autour du coin et dépassant Toby, il revenait soudain sur lui-même en tourbillonnant, comme s’il criait : Ah ! le voilà ! À l’instant, son tablier blanc était retroussé contre sa tête, comme la blouse d’un enfant méchant, et l’on voyait sa faible petite canne lutter et s’agiter inutilement dans sa main ; ses jambes subissaient une agitation terrible, et Toby lui-même tout courbé, faisant face tantôt d’un côté, tantôt d’un autre, était si bien souffleté et battu, et rossé, et houspillé, et tiraillé, et bousculé, et soulevé de terre, que c’était presque positivement un miracle, s’il n’était pas enlevé en chair et en os en haut de l’air, comme l’est parfois une colonie de grenouilles, ou d’escargots, ou d’autres créatures portatives, pour tomber en pluie, au grand étonnement des indigènes, dans quelque coin reculé du monde où l’espèce des commissionnaires est inconnue. »

Si l’on veut maintenant se figurer d’un regard cette imagination si lucide, si violente, si passionnément fixée sur l’objet qu’elle se choisit, si profondément touchée par les petites choses, si uniquement attachée aux détails et aux sentimens de la vie vulgaire, si féconde en émotions incessantes, si puissante pour éveiller la pitié douloureuse, la raillerie sarcastique et la gaieté nerveuse, on se représentera une rue de Londres par un soir pluvieux d’hiver. La lumière flamboyante du gaz brûle les yeux, ruisselle à travers les vitres des boutiques, rejaillit sur les figures qui passent, et sa clarté crue, s’enfonçant dans leurs traits contractés, met en relief, avec un détail infini et une énergie blessante, leurs rides, leurs difformités, leur expression tourmentée. Si dans cette foule pressée et salie vous découvrez un frais visage de jeune fille, cette lumière artificielle le charge de tons excessifs et faux ; elle le détache sur l’ombre pluvieuse et froide avec une auréole étrange. L’esprit est frappé d’étonnement ; mais on porte la main à ses yeux pour les couvrir, et en admirant la force de cette lumière on pense involontairement au vrai soleil de la campagne et à la tranquille beauté du jour.


II. — LE PUBLIC.

Plantez ce talent dans une terre anglaise ; l’opinion littéraire du pays dirigera sa croissance et expliquera ses fruits, car cette opinion publique est son opinion privée. Il ne la subit pas comme une contrainte extérieure, il la sent en lui comme une persuasion intime ;