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LA PETITE COMTESSE.

pas avec la raison qu’il faut me juger !… Hélas ! je le sens, vous doutez encore de moi, de mon passé… Oh ! Dieu ! cette opinion du monde, que j’ai dédaignée, que j’ai foulée aux pieds, comme elle se venge ! comme elle me tue !

— Non, madame, vous vous trompez ;… mais que pourrais-je vous offrir ea échange de ce que vous voulez me sacrifier,… des habitudes, des goûts, des plaisirs de toute votre vie ?

— Mais cette vie me fait horreur ! Vous croyez que je la regretterais ? vous croyez qu’un jour je redeviendrais la femme que j’ai été,… la folle que vous avez connue ?… Vous le croyez ! Et comment vous empêcher de le croire ? Pourtant je sais bien que je ne vous donnerais jamais ce chagrin, ni aucun autre… Jamais ! J’ai lu dans vos yeux un monde nouveau que j’ignorais, un monde plus digne, plus élevé, dont je n’avais jamais eu l’idée,… et hors duquel je ne puis plus vivre !… Ah ! vous devez pourtant bien sentir que je vous dis la vérité !

— Oui, madame, vous me dites la vérité,… la vérité de l’heure présente,… d’une heure de fièvre et d’exaltation ;… mais ce monde nouveau qui vous apparaît vaguement, ce monde idéal auquel vous voulez demander un refuge éternel contre quelques dégoûts passagers ne vous donnerait jamais ce qu’il semble vous promettre… La déception, le regret, le malheur, vous y attendent,… et ne vous y attendent pas seule. Je ne sais s’il existe un homme d’un assez noble esprit, d’une âme assez belle pour vous faire aimer l’existence nouvelle que vous rêvez, pour lui conserver dans la réalité le caractère presque divin que votre imagination lui prête ; mais je sais que cette tâche,… qui serait si douce,… est au-dessus de moi ; je serais un fou, — et je serais aussi un misérable si je l’acceptais.

— Est-ce votre détermination dernière ? la réflexion n’y peut-elle rien changer ?

— Rien.

— Adieu donc, monsieur… Ah ! malheureuse que je suis !… Adieu ! — Elle saisit ma main qu’elle serra convulsivement, puis elle s’éloigna.

Quand elle eut disparu, je m’assis sur le banc où elle s’était assise. Là, mon pauvre Paul, toute force m’abandonna. Je cachai ma tête dans mes mains, et je pleurai comme un enfant. — Dieu merci, elle ne revint pas !

Je dus enfin rassembler tout mon courage pour reparaître un instant au bal. Aucun signe ne m’indiqua qu’on y eût remarqué mon absence ou qu’on l’eût interprétée d’une manière fâcheuse. Mme de Palme dansait, et laissait voir une gaieté qui tenait du délire. On passa bientôt dans la salle où le souper était servi, et je profitai du tumulte de ce moment pour me retirer.