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prix de la raison, et se réduit aux illusions d’une douce démence. Ce n’est pas là assurément le vrai de la vie : rien n’est tout à fait sans mélange, et la destinée humaine n’est pas telle que, pour la prudence même, la Grande-Chartreuse soit le plus sûr asile ; mais telle était la tendance de l’esprit romanesque dont j’ai essayé de rassembler quelques traits, celui d’une époque qui commence à reculer dans les nuages du passé, celui dont aimait à s’inspirer la nature humaine, plus pure et plus sensible alors que les événemens de nos jours ne l’ont laissée. Aujourd’hui on souffre moins et l’on se croit plus de courage, parce qu’on engendre moins de mélancolie, plus de raison, parce que, renversant le conseil d’Horace, on se soumet aux choses telles qu’elles sont, au lieu d’essayer de se les soumettre ; et mihi res, etc. La puissance d’imagination ne se témoigne que par l’effort de tirer parti à outrance des facultés qu’on se croit, et de leur faire rendre tout ce qu’elles peuvent donner. On ne rêve point de changer la direction du train, mais de le faire marcher à toute vitesse. Abuser de la réalité et pousser le positif à l’excès, voilà le roman dans l’art comme dans la vie. Heureusement il restera toujours des esprits qui iront ailleurs, et qu’un mouvement naturel entraînera vers le monde de l’idéal. Toujours ils se plairont à la peinture expressive des tourmens désintéressés du cœur, des luttes douloureuses du sentiment et du devoir, deux choses qui ne sont réelles, comme on sait, que pour qui le veut bien, car il dépend de l’égoïsme d’en faire des chimères. Toujours ils aimeront à compatir aux souffrances de ces âmes sublimes ou naïves qui ne se sentent au monde que pour croire et pour aimer. C’est dire que les compositions pleines de sensibilité et de charme de Mme d’Arbouville plairont toujours à des lecteurs délicats, et que ses écrits devront leur plus vif attrait à l’inspiration du cœur. Son talent fera aimer sa mémoire de ceux qui ne l’ont pas connue. Il sera la douce et triste consolation de ceux qui l’ont aimée.


CHARLES DE REMUSAT.