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Avant tout donc, il faut produire, et pour produire, il faut faire du capital. Voilà ce que M. Le Play a trop négligé. S’il avait eu cette simple vue, que la moindre étude des maîtres de la science lui aurait donnée, il ne se serait pas égaré dans une foule d’assertions confuses et contradictoires ; son curieux livre y aurait beaucoup gagné. Toute atteinte portée à la propriété individuelle, toute tentative violente pour élever la part des salaires dans la répartition des produits, toute institution contraire à l’esprit de prévoyance, à l’épargne, à la formation du capital, nuit à la production, et, par voie de conséquence nécessaire, au salaire et à la population. Nous en avons eu la preuve en 1848 ; nous l’aurons encore toutes les fois que de pareilles circonstances se reproduiront. Si par exemple il était possible d’étendre sensiblement la jouissance en commun du sol aux dépens de la propriété privée, le châtiment ne se ferait pas longtemps attendre ; une partie de la population mourrait de faim. Je ne crois nullement que l’extinction progressive de la misère soit un problème insoluble, mais ce qu’on appelle aujourd’hui, par un singulier abus de mots, le socialisme, et en général tous les systèmes qui ne tiennent pas suffisamment compte des nécessités de la production, sont les principaux obstacles à la solution. Elle est tout entière dans la combinaison de ces deux moyens, qui au fond n’en sont qu’un : accélérer le progrès de la production, développer l’esprit de prévoyance ; elle n’est pas ailleurs.

Quand cette conviction aura pénétré les esprits, on marchera vite vers le but ; pas avant. Il en résultera à la fois une grande sécurité pour les uns et une grande patience pour les autres, puisqu’il sera évident pour tous que les commotions, les tentatives de réforme radicale, font reculer au lieu d’avancer ceux même qui s’y croient le plus intéressés. Ceci me rappelle, et c’est par là que je veux finir, deux mots également justes qui ont été dits de notre temps sur ce sujet : l’un est cette parole si profonde et si souvent justifiée depuis, de M. Guizot aux électeurs de Lisieux en 1847 : Toutes les politiques vous promettront le progrès, la politique conservatrice seule vous le donnera ; l’autre est la réponse faite en 1848 par un personnage considérable, de l’autre côté du détroit, à quelqu’un qui redoutait l’invasion des idées révolutionnaires parmi les ouvriers anglais : « Non, dit-il, il n’y a pas de danger ; ils savent trop d’économie politique. »


LEONCE DE LAVERGNE.