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triomphans de cette épreuve comme de toutes les autres. L’erreur principale de M. Le Play, comme de tous les réformateurs, consiste à faire laborieusement ce qui se fait tout seul dans la société humaine telle que Dieu l’a constituée. La solidarité des intérêts n’est pas un principe à introduire par les lois ; c’est un fait que les erreurs et les passions des hommes peuvent quelquefois obscurcir, mais non détruire. Le capital ne peut être fécondé que par le travail, le travail que par le capital ; il suffit que la législation et l’administration publique aident au cours naturel des choses, elles n’ont pas à le changer pour créer une harmonie qui est essentielle.

Un autre caractère distinctif des erreurs économiques consiste à négliger le principal pour l’accessoire. Le principal aux yeux de la plupart des novateurs, c’est le mode de distribution des richesses. Il n’y a pas de méprise plus grave. La distribution n’est que l’accessoire, c’est la production qui est le principal. Avant de distribuer, il faut produire. Qu’on partage un son en mille portions égales, ce ne sera jamais qu’un sou ; l’important, pour que les parts soient meilleures, c’est d’avoir plus d’un sou à partager. Ceci paraît évident par soi-même ; rien n’est pourtant plus généralement méconnu. On sacrifie à tout instant la production à la distribution, ce qui aggrave forcément la pauvreté. La science économique, ou, pour parler comme M. Le Play, la science sociale, est beaucoup plus simple et beaucoup moins à faire qu’il ne croit. Ses applications peuvent varier, ses bases sont inébranlables ; elles se composent de quelques axiomes mis en lumière par de grands esprits et aussi certains que les lois qui président au mouvement des corps ; le difficile n’est pas de les trouver, mais de les faire accepter, comme il a été difficile dans d’autres temps de faire croire à la rotation de la terre autour du soleil.

Ainsi le salaire n’est pas précisément une quantité arbitraire ; comme il se fixe par le rapport de l’offre à la demande, librement débattu entre les intéressés, et que l’offre et la demande elles-mêmes sont gouvernées par les besoins réciproques, le salaire est en général tout ce qu’il peut être. Il y a des exceptions sans doute, il y en a partout, mais telle est la règle. C’est le rapport de la production à la population qui, en fin de compte, est la mesure du salaire. Si le salaire est bas, c’est que la production est faible relativement à la population ; s’il est élevé, c’est que la proportion s’élève. Je prends pour exemple la population agricole française. Son salaire est bas ; pourquoi ? Parce qu’elle ne produit pas assez. Partout où la production descend, vous voyez le salaire descendre ; partout où elle monte, vous le voyez monter. Il arrive même assez généralement que le salaire ne descende pas aussi vite que la production ou qu’il