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personnes ; mais, comme en comptant deux femmes ou deux enfans de tout âge pour une tête d’homme, l’ensemble ne forme que l’équivalent de sept hommes, la ration par tête d’homme devient énorme. Je ne puis m’empêcher de soupçonner ici quelque erreur. M. Payen nous apprend que, pour donner à un homme adulte fort travailleur sa ration complète, il faut 1 kilog. de pain par jour et un tiers de kilog. de viande ou autres matières animales. Or, d’après M. Le Play, la ration moyenne des hommes adultes, dans sa famille de paysans d’Orembourg, est de plus du double, au moins en céréales et légumineuses. Et remarquez que je la compare, non à ce qu’elle serait chez nous, mais à ce qu’elle devrait être, car, si on la comparait à la véritable ration moyenne des Français, la différence serait bien plus grande.

Quand on lit avec attention cette histoire des paysans d’Orembourg, on croit comprendre que la plupart des renseignemens ont été donnés par le seigneur du lieu, qui a eu soin de présenter les choses sous le jour le plus favorable. Ce n’est pas une raison suffisante pour tout nier, c’en est une pour se défier un peu, surtout quand on connaît l’art des Russes en général pour enguirlander les étrangers. Il y a loin d’ici au versant occidental de l’Oural ; les voyageurs y vont peu, et le gouvernement russe partage les répugnances de M. Le Play pour les recherches statistiques. Quand le premier congrès de statistique s’est réuni à Bruxelles en 1853, toute l’Europe y était représentée, excepté la Russie. Il est clair qu’une monographie dont on fournit soi-même les élémens, et qui ne peut être contrôlée par personne, est beaucoup plus commode pour ce qu’on veut prouver qu’une suite d’études de détail coordonnées pour fournir des vues d’ensemble. Nous avons cependant quelques essais de statistique russe. Ceux de M. Tegoborski lui-même, si disposé à tout voir en beau, sont loin de nous offrir d’aussi magnifiques résultats que l’étude spéciale de M. Le Play. Que dirai-je de M. Schnitzler et surtout de ce témoin muet, mais éloquent, qu’on a trouvé dans les forts évacués par l’armée russe, ce pain du soldat qui semble indiquer une alimentation bien différente ?

Quoi qu’il en soit, d’après l’ensemble des documens présentés par M. Le Play, la condition matérielle de certains paysans russes ne paraît pas mauvaise. Quant à leur condition morale, l’auteur a inventé un mot adouci pour désigner le servage : il l’appelle le système des engagemens forcés. Il attribue à ce système, combiné avec la jouissance en commun d’une partie du sol, une influence heureuse ; il n’a négligé que ce côté de la question, qui se résume en un mot fort court, mais fort expressif, le knout. À cela près, les détails qu’il donne sont curieux, bien qu’il y en ait peu de nouveaux. Nous connaissions déjà par M. de Haxthausen et par d’autres