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fait merveille. Pour frapper ces imaginations asiatiques, il faut leur paraître quelque peu sorcier, et le père de Rhodes attribue très volontiers à la scène de l’horloge la bienveillance particulière dont le roi du Tonkin honora ses premiers sermons. En trois ans, il fit plus de sept mille chrétiens ; mais ce triomphe fut malheureusement de courte durée. Le catholicisme avait dans le pays deux ennemis irréconciliables : les femmes et les eunuques. Malgré tout leur désir de respecter autant que possible les mœurs et les coutumes, et de se plier à d’innocentes concessions qu’on leur a parfois reprochées comme étant des accommodemens coupables, les jésuites ne devaient point évidemment se prêter à la polygamie ; or le roi avait cent femmes, et les seigneurs suivaient l’exemple du roi. Les femmes répudiées par les nouveaux chrétiens se plaignirent hautement, et les économistes de la cour plaidèrent leur cause en faisant observer que la foi chrétienne allait arrêter les progrès de la population et diminuer le nombre des sujets de sa majesté. De leur côté, les eunuques, craignant de se trouver sans emploi, se prononcèrent contre les jésuites. La lutte entre les deux influences dura quelque temps, mais elle se termina par un édit de proscription contre les missionnaires, qui furent obligés de prendre le large sur un navire portugais.

D’après le récit du père de Rhodes, le Tonkin était alors un puissant royaume, presque aussi grand que la France, arrosé par cinquante rivières, riche en produits naturels de toute espèce. Il avait deux rois, luxe que se permettent encore plusieurs empires de l’Asie, notamment le Japon et Siam ; mais, selon l’usage, l’un de ces rois (Bua) n’avait qu’une autorité nominale, l’autre (Choua) était le souverain réel. Celui-ci avait une garde de cinquante mille soldats vêtus d’un uniforme violet, armés du mousquet, de la lance ou du cimeterre, et d’une bravoure éprouvée ; de plus, il entretenait cinq cents galères bien équipées, montées par des soldats et non point par des forçats, comme c’était alors l’usage en Europe. Quand le roi sortait, il était accompagné de dix à douze mille hommes et de trois cents éléphans. Il s’occupait assidûment des affaires de l’état, donnait chaque jour audience à ses sujets et veillait avec le plus grand soin à la bonne administration de la justice. Bref, s’il faut en croire le père de Rhodes, le royaume du Tonkin n’avait rien à envier aux principaux états de l’Europe. La Cochinchine n’était peut-être point aussi florissante ; cependant elle mettait en ligne une belle armée, une flotte de cent cinquante galères ; son sol, arrosé par vingt-quatre rivières, était des plus fertiles et recelait même des mines d’or. Le roi, entouré d’une cour brillante, résidait à Kehué[1]. La ville était bâtie en bois, mais la population avait des goûts de luxe, et les sei-

  1. La capitale actuelle se nomme Huéfou, c’est sans doute la même ville que Kehué.