Page:Revue des Deux Mondes - 1856 - tome 1.djvu/512

Cette page a été validée par deux contributeurs.

veaux périls. Partout chassés, ils sont rentrés partout. Les voici qui reparaissent en Chine, non plus, comme autrefois, par la grande et libre route qu’avait ouverte à leur ordre la faveur impériale, non plus pour siéger dans les académies de lettrés ou pour diriger les travaux de l’observatoire de Pékin ; ce ne sont que de simples missionnaires, franchissant en contrebande les frontières interdites à leur foi, et cherchant à découvrir dans un immense empire les régions fidèles où ils pourront ressaisir la trace, déjà bien effacée, des anciennes prédications. C’est dans la province de Kiang-nan que les jésuites modernes ont entrepris d’inaugurer la nouvelle propagande. L’un d’eux, le père Broullion, vient de rendre compte du résultat de leurs premiers efforts. En même temps la compagnie de Jésus a fait réimprimer, sur une édition qui date de 1653, la narration des voyages accomplis en la Chine et autres royaumes de l’Orient par le père Alexandre de Rhodes, de 1619 à 1649. La publication simultanée de ces deux ouvrages fournit la matière de comparaisons intéressantes et de curieux rapprochemens. On se le figure aisément rien que d’après les dates, que deux siècles séparent ! Les voyages en Chine, que le moindre touriste peut se permettre aujourd’hui, ne ressemblent guère aux voyages en la Chine exécutés au xviie siècle. La Chine elle-même, quelque immuable qu’on la suppose, n’est pas demeurée absolument telle qu’elle était il y a deux cents ans. Et les jésuites ! On s’attend bien à ne pas trouver dans le père Broullion, notre contemporain, l’exacte copie du père de Rhodes : le même habit ne saurait, à deux siècles de distance, faire le même moine. Le père de Rhodes nous reporte au temps de la première campagne des jésuites dans le Céleste Empire ; le père Broullion nous raconte les débuts de la seconde croisade entreprise par les soldats de saint Ignace : ce sont deux périodes également remarquables dans l’histoire du catholicisme et dans la vie de cette compagnie fameuse, dont le nom seul, aujourd’hui encore, passionne les âmes et remue les empires ! — Que l’on se rassure pourtant : les deux jésuites dont nous allons suivre les pérégrinations n’ont, en vérité, rien de terrible ; ils n’emportent dans leur mince bagage ni manuels de politique ni instrumens d’inquisition. Commençons par le père Alexandre de Rhodes.

I.

En ce temps-là, on ne songeait pas encore à percer l’isthme de Suez, et pour se rendre de Rome dans l’Inde il fallait non-seulement faire le tour de l’Afrique et affronter le cap des Tempêtes, mais encore se rendre par terre jusqu’à Lisbonne. Or ce voyage par terre offrait de grandes difficultés. Parti de Rome, au mois d’octobre 1618, avec la bénédiction du pape Paul V et un très grand nombre d’indulgences,