Page:Revue des Deux Mondes - 1856 - tome 1.djvu/490

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

qu’à la voir marcher, on devinait qu’elle n’était pas gaie. Un mois, deux mois, trois mois s’écoulèrent sans que le cortège passât, comme il le faisait d’ordinaire, devant ma porte. Je me risquai un jour à demander à un de mes voisins si la femme du bey ne se baignait plus. — Chut ! me répondit-il, elle a pris un bain qui lui suffira jusqu’au jour du jugement dernier. J’insistai pour qu’il m’expliquât le mystère, et voici ce que j’ai appris : Osman-bey s’était aperçu que sa femme pleurait beaucoup, cela lui avait donné des soupçons. Il l’avait questionnée, et la pauvre fille lui avait avoué avoir aimé avant son mariage un sien cousin, lequel était parti désespéré, et dont elle n’avait plus reçu de nouvelles. Après avoir écouté ce bel aveu, Osman-Bey quitta la chambre sans mot dire ; mais il y rentra bientôt, suivi de deux esclaves noirs qui prirent la femme dans leurs bras, lui lièrent les mains, les pieds et la tête, l’enfermèrent dans un sac et jetèrent le sac dans la rivière. Voilà mon histoire, Emina, et je crois (quoique je n’en sois pas sûr) que c’est de cette femme-là qu’Osman-Bey a eu le fils que tu vas épouser. Prends bien garde à toi. Je t’ai avertie ; j’ai fait mon devoir de père ; le reste te regarde. Ah ! encore un mot… Le bey a déjà une femme, c’est la veuve de son frère aîné ; elle est vieille, ne lui donne plus d’enfans, et c’est pour cela qu’il s’est décidé à prendre une autre femme. On dit qu’Ansha (c’est ainsi qu’on la nomme) a été fort belle, qu’elle est très habile, et qu’Hamid-Bey ne fait rien sans la consulter. Tâche donc de t’en faire une amie ; c’est, je crois, le meilleur moyen de vivre en paix avec le bey. Et maintenant, va rejoindre tes chèvres.

Elle y alla ; mais à peine avait-elle fait quelques pas vers l’étable, que, s’arrêtant soudainement et tournant vers son père son visage pâle, elle lui dit d’une voix ferme, quoique triste : — Mon père, si les choses se passent comme vous venez de me le dire, je ne resterai pas longtemps dans le harem du bey.

— Et où donc iras-tu, malheureuse enfant ?

— Là où sont allées ma mère et la mère du bey.

Et elle retourna à ses chèvres.

— Bah ! bah ! propos de petite fille, marmotta Hassana. Après tout, cette enfant a été mal élevée ; elle n’est pas comme tout le monde, et elle aura de la peine à se tirer d’affaire. Elle ne m’a pas même demandé si sa robe de noce serait en satin de Damas…

Je n’essaierai pas de dépeindre le désespoir de Saed, lorsqu’il apprit la grande nouvelle. Il ne parlait de rien moins que d’attendre le bey au coin d’un bois, de lui tirer un coup de fusil, de mettre le feu à la maison, d’enlever Emina ; mais celle-ci n’eut pas grand’peine à lui faire comprendre qu’Hamid-Bey appartenait à une famille