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mon rôle d’historiographe m’oblige à avouer que Saed ne fit pas de grands progrès dans l’art de communiquer avec celui dont Emina disait de si jolies choses avec un si joli visage. Dans deux ou trois occasions importantes, il s’étudia à écouter les voix confuses qui s’élevaient dans son cœur, mais sans pouvoir reconnaître celle qui lui avait été annoncée. Il entendait bien, outre la voix de ses passions ou de ses instincts, une autre voix plus mélodieuse et plus puissante qui disait juste tout le contraire des premières ; mais cette voix, il n’y avait pas à s’y méprendre, et Saed ne s’y méprit pas : c’était la voix d’Emina. Faute de mieux, Saed se décida à écouter celle-ci, et il fit bien. Plus d’une fois, lorsque sa paresse l’invitait à se reposer à l’ombre des grands chênes et à laisser ses chèvres devenir ce qu’elles pourraient, il se rappela les leçons d’Emina, et résista à la tentation. Il fit aussi de louables efforts pour vaincre sa timidité naturelle, car Emina lui avait dit : — J’ai toujours entendu dire que l’homme étant fort et la femme faible, c’est à celui-là qu’il appartient de défendre et de soutenir celle-ci. Cependant si nous étions mari et femme, Saed, si nous avions de petits enfans, et qu’un danger nous menaçât, que ferais-tu ? Te sauverais-tu, et nous laisserais-tu nous en tirer comme nous pourrions ?

Ce reproche piqua si fort Saed, qu’à partir de ce jour il se promit de devenir aussi brave qu’un Osmanlis des anciens temps. De son côté, la petite bergère se complaisait dans un double sentiment, celui de l’affection qu’elle éprouvait pour Saed et de l’ascendant qu’elle venait de conquérir sur lui ; mais à l’époque même où les exemples et les paroles d’Emina commençaient à exercer sur Saed une salutaire influence, un grand changement se préparait dans la destinée de la fille d’Hassan. Le sort tenait en réserve à ces deux enfans une catastrophe qui devait bouleverser leur existence, si peu agitée jusque-là.

III.

Comme tous les Turcs de l’Asie-Mineure (je veux croire qu’il en est autrement dans le reste de l’empire), Hassan-Agha était criblé de dettes. Quand un créancier le pressait un peu trop, il se mettait en campagne, frappait à toutes les portes, et ne s’arrêtait pas qu’il n’eût ramassé, sinon la totalité de la somme due, du moins un à-compte considérable. C’est ainsi, et jamais autrement, que l’on paie ses dettes en Asie-Mineure, en en contractant de nouvelles, et l’intérêt légal y étant de 36 à 40 pour 100, il en résulte que les prêteurs amateurs exigent quelquefois le double, et que le malheureux, une fois dans la carrière des emprunts, n’a plus la moindre chance de salut. Il ne