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chose qui ressemblait plutôt à un culte qu’à tout autre sentiment. Partout où il croyait la trouver, il s’y dirigeait ; partout où il pouvait la suivre, il la suivait ; tout ce qu’elle disait était pour lui article de foi ; ses opinions devenaient aussitôt les siennes, même lorsqu’il ne les comprenait pas ; ses goûts, il les partageait ; ses moindres désirs étaient des lois pour lui ; rien enfin n’était à ses yeux aussi beau, aussi parfait qu’Emina. Et ceci me rappelle que je n’ai rien dit encore de la beauté de ma bergère, et que je dois réparer cet oubli, car on ne s’intéresse jamais parfaitement qu’à ceux que l’on connaît.

Que l’on ne m’accuse pas de fausser la couleur locale, si je dis qu’Emina avait de grands yeux d’un bleu clair, un nez finement ciselé, une bouche vermeille modelée dans le goût de certaines belles statues grecques, des dents semblables à de petites perles, un teint délicat que le soleil d’Asie n’avait pas encore bruni, de longs cheveux soyeux de cette nuance que les Anglais appellent auburn, qu’elle était grande pour son âge, svelte et élancée. Ce genre de beauté est beaucoup moins rare en Orient qu’on ne le croit, et l’on cessera de s’en étonner, si l’on réfléchit d’une part que l’ancienne population de ces contrées était de race grecque, de l’autre qu’un grand nombre de Circassiennes ont donné et donnent encore leur sang aux enfans des conquérans turcs. Quant aux mains d’Emina, c’étaient de vraies mains orientales, petites, fines, potelées, aux ongles taillés en amandes et colorés par une légère couche de henné. Ses pieds étaient des pieds d’enfant, ce qui est beaucoup dire, car qui n’a pas remarqué que tous les enfans ont des pieds charmans jusqu’à l’âge où le cordonnier vient en aide à la nature ? Mais Emina n’avait jamais confié son pied à un cordonnier. Sa démarche était gracieuse, un peu lente, un peu ondulée, mais naturelle et aisée. C’était, à tout prendre, une charmante personne, et de meilleurs connaisseurs que Saed l’eussent trouvée fort à leur goût. Ce qui rendait sa beauté à la fois plus piquante et plus touchante, c’était son ignorance totale à ce sujet. Jamais elle n’avait vu de glace, et jamais l’idée ne lui était venue de se mirer dans l’eau des fontaines ou des ruisseaux, ce qui, soit dit en passant, ne lui eût pas appris grand’chose, car l’eau mobile est un mauvais miroir, et si Narcisse mourut d’amour pour son image telle qu’il la vit au fond d’un étang, je soupçonne que les agaceries et les complimens de ses voisines l’avaient prédisposé à ce singulier accident.

Le fait est qu’Emina fut fort étonnée d’entendre Saed lui dire un jour et à brûle-pourpoint : Que te voilà belle, Emina ! Et en effet ce jour-là Emina était encore plus jolie que d’ordinaire. Ce n’était pas qu’elle eût une robe neuve, d’une coupe plus élégante ou d’une cou-