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loir de considérer la nature sous un point de vue trop utilitaire, car la pauvre enfant n’avait vu dans le jardin de son père que des plantes à l’usage de la cuisine : tout le reste était condamné sous le nom général et collectif de mauvaises herbes. Aussi, malgré ses aperçus philosophiques sur la beauté, Emina se demandait-elle si toutes ces jolies choses n’avaient été créées que pour être ramassées et jetées sur un tas de fumier. — Peut-être bien, se disait-elle encore, qu’elles servent à quelque usage que j’ignore, et je voudrais bien en avoir le cœur net.

Il arriva un jour qu’une de ses chèvres, étant malade, mangea avec avidité d’une petite fleur bleue, et parut aussitôt soulagée. — Ah ! petite fleur bleue ! s’écria Emina ravie, je sentais bien que vous deviez être bonne à quelque chose ! — Et dès lors, chaque fois qu’une de ses chèvres paraissait souffrante, Emina cueillait de ces petites fleurs bleues et les offrait à la patiente, qui ne se faisait pas prier pour les brouter.

Une fois son intelligence éveillée, Emina ne borna pas ses études aux propriétés merveilleuses de la petite fleur bleue. Avec quelque empressement que certaines chèvres la recherchassent, il en était d’autres qui, malades d’une autre façon, broutaient des fleurs jaunes ou rouges, ou bien encore des touffes d’herbes festonnées et aromatiques. Emina observait tout et se souvenait de tout. Elle parvint, à force d’observations et de raisonnemens, à se dire que telle plante devait convenir en certains cas, et telle fleur en certains autres, et lorsqu’elle aussi se sentait indisposée, elle s’administrait la plante qui devait, selon elle, la soulager. Elle alla plus loin encore, car ayant éprouvé quelque difficulté à avaler des bouquets de fleurs dont ses chèvres ne faisaient qu’une bouchée, elle imagina de les faire cuire dans de l’eau, comme on faisait à la maison pour le café ; elle ramassa des branches sèches, en fit un tas, frotta deux pierres l’une contre l’autre, et mit le feu aux branches ; puis, ayant rempli sa gourde de l’eau pure et limpide qui jaillissait entre deux rochers, à peu de distance du lieu dont elle avait fait son laboratoire, elle mit la gourde sur le feu[1], et jeta dans l’eau qui commençait à bouillir les plantes dont elle voulait faire l’essai. La tisane eut un beau succès, et Emina, tout en trouvant la boisson bien amère, ne tarda pas à en éprouver de salutaires effets. — Ceci doit être ce qu’on appelle une médecine, dit-elle, et les gens qui connaissent un grand nombre de plantes et leurs propriétés doivent être des médecins. — Emina songea bientôt à se faire de petites provisions de ses drogues, qu’elle

  1. Les gourdes, après avoir été exposées aux rayons d’un soleil de quarante-cinq ou cinquante degrés, peuvent subir l’action du feu, et on voit souvent les Turcs s’en servir pour faire leur cuisine en plein air.