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de l’année, Hassana et son fils couchaient dans les champs pour laisser aux raisins de la vigne leur part d’espace sous le toit domestique, les femmes s’employaient en même temps à la confection du bekmess, sorte de sirop fait avec le jus de la treille, et dont les Turcs sont fort gourmands ; mais après tout il restait encore un prodigieux excédant du fruit précieux découvert par Noé. Il fallait le colporter petit à petit aux divers marchés qui se tenaient à jour fixe à six ou huit lieues à l’entour. Malheureusement le raisin étant toujours en abondance sur ces marchés, les acheteurs faisaient défaut ; aussi c’est tout au plus si le produit de la vente couvrait les frais de chaussure exigée pour ces voyages ; mais Hassana et son fils paraient à cet inconvénient en marchant nu-pieds.

Quant au troupeau, il formait à la fois l’occupation et le supplice d’Emina, qui n’habitait plus la maison, si ce n’est à de longs intervalles, condamnée qu’elle était à suivre ses chèvres le long des montagnes et des vallées, pendant les jours et les nuits. On comprendrait difficilement dans nos pays civilisés qu’une petite fille, voire une grande fille, pût sans inconvénient s’absenter toute seule de la maison paternelle, pour aller pendant des semaines entières à travers champs, couchant à la belle étoile, sans autre gardien que son dogue et son innocence. En Asie, les choses se passent autrement qu’en Europe, et la jeune fille qui suit son troupeau n’excite pas plus de surprise qu’elle ne court de dangers. Disons encore, pour être sincère, que dans le cas où un malheur lui arriverait, le public n’en serait guère ému, et les parens s’en consoleraient aussi aisément que la victime elle-même.

Quoi qu’il en soit des petites bergères d’Asie en général, rien de fâcheux ne vint troubler la vie calme jusqu’à la monotonie de notre héroïne. — Légèrement vêtue d’un pantalon d’indienne suisse imprimée retenu par une coulisse au-dessus de ses chevilles nues, d’une chemise en calicot blanc retombant sur le pantalon remplissant l’office de jupe, d’une veste de calicot rayé rouge et jaune descendant jusqu’au bas des reins et serrée à la taille par une écharpe de même étoffe ; les bras couverts d’abord par les larges manches de sa chemise, et ensuite par celles plus étroites et plus courtes de sa veste ; les cheveux tressés et tombant sur ses épaules, la tête couverte d’un fez, sur lequel un mouchoir en mousseline fond vert, bigarré de couleurs éclatantes, flottait carrément par derrière à la façon d’un voile ; un grand bâton à la main, et ses provisions serrées dans une serviette passée en sautoir : — telle était Emina, lorsqu’elle s’éloignait de la vallée suivant ses chèvres, et suivie par son chien.

En se voyant élevée à la dignité de bergère, la petite fille éprouva