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fin du deuil d’Hassana, vu qu’il n’y a pas de deuil en Turquie pour la mort d’une femme, à moins que le mari ne le porte dans son cœur, ce qui se voit encore quelquefois ; mais Hassana était trop occupé pour se donner le loisir de pleurer la défunte. Il chargea l’un de ses amis de demander pour lui la main de l’héritière. J’ai dit qu’elle était orpheline, j’ajoute qu’elle n’avait pas de proches parens, et que son tuteur n’était rien moins que le mogtar (comme qui dirait le maire) du village, lequel tuteur ne savait seulement pas si sa pupille était encore parmi les vivans, ou si elle était trépassée. Il agréa sur-le-champ la proposition d’Hassana, et dès le soir du même jour, s’étant arrêté un instant devant la cabane de Fatma (c’était le nom de l’héritière), il l’appela à haute voix ; puis, lorsqu’elle parut sur le seuil de sa chétive demeure, il lui dit, d’un ton moitié paternel et moitié rogue : « Fatma, vous allez épouser Hassana de la vallée. » La foudre eût éclaté aux pieds de la petite, qu’elle n’eût pas été plus surprise. — Moi ! fit-elle… Hassana ! — Oui, vous et Hassana vous allez devenir mari et femme. — Ah ! et quand cela ? fit-elle encore. — Dans huit jours, allez. — Et la fiancée rentra chez elle.

Fatma n’étant pas l’héroïne de cette véridique histoire, je ne suis pas tenue de dire quelle impression cette nouvelle produisit sur elle, ni comment se passèrent les huit jours qui précédèrent celui du sacrifice. Je dirai seulement qu’Hassana se trouva pour la seconde fois, depuis six ans, l’heureux époux d’une petite fille de douze ans, tandis que celle-ci se vit transformée comme par enchantement en mère de famille de deux enfans tout éclos, dont l’un, la petite Emina, avait cinq ans, et l’autre, le petit Halil, fils d’Hassana, quatre. Les marâtres, — je veux dire les méchantes belles-mères, — sont rares en ce pays, où les femmes, quoi qu’on puisse en penser, n’ont d’autre affaire que de s’entr’aider à passer le temps. Emina et sa belle-mère jouèrent à cache-cache et dansèrent de toutes leurs forces pendant les courts instans de loisir dérobés aux soins du ménage, car le surcroît de richesse apporté par Fatma exigeait de rudes labeurs. La culture de la vigne devint la grande affaire d’Hassana, qui ne tarda pas à réclamer la collaboration du petit Halil. Il fallait émonder, arroser les ceps, car en Asie-Mineure la terre et le soleil sont si ardens, que la vigne même, privée d’eau, y brûle et se dessèche comme du chanvre ou du riz. Puis venait la saison des vendanges, tâche assez rude, vu surtout le peu de profit qui en résultait. En effet, dans un pays où personne ne fait ni ne boit de vin, où chaque famille récolte plus de raisin qu’elle ne peut en manger dans l’année, que faire de ces grappes pesantes et dorées qui feraient la richesse du vigneron des bords du Rhin ou de la Moselle ? À une certaine époque