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populaire, au rang de langue littéraire et écrite. Ce que Dante a fait pour l’Italien au moyen âge, il s’agissait de l’ébaucher au moins pour les Roumains au XIXe siècle.

Tel est en effet le spectacle que l’on a pu se donner en regardant, depuis un demi-siècle, les populations des provinces danubiennes ; sous l’apparence superficielle dont on se contente ordinairement, au milieu des plaintes des partis et des classes, on voit se passer là un phénomène profond dont nous n’avions connaissance que par l’histoire déjà reculée, — une langue qui se dégage des dialectes populaires, vulgaires pour devenir une langue savante et cultivée. Ordinairement caché dans le berceau ou dans les antiquités des peuples, ce phénomène éclate à nos yeux avec la plupart des accidens qui l’ont accompagné dans le passé, sur de plus grands théâtres.

Retrouver sous les alluvions étrangères la langue nationale, voilà la question. Pour résoudre ce problème, quels élémens possédaient les Roumains ? Ils en ont deux principaux : la Bible et le peuple. La seule bonne fortune qu’ils aient rencontrée jusqu’ici, ils la doivent au schisme. Le culte est célébré dans la langue populaire, d’où il résulte qu’ils ont eu de bonne heure une traduction nationale de la Bible, chose qui a toujours manqué aux autres peuples néo-latins. Cet avantage est précieux en soi, il devient considérable si l’on examine de près la version roumaine. En comparant cette traduction aux nôtres faites à des époques très cultivées, j’ai cru sentir que la langue encore nue des Carpathes se rapproche mieux que nos idiomes policés de la langue des évangélistes. N’est-ce pas que des bergers peuvent plus aisément que des docteurs servir d’interprètes à des pêcheurs de Galilée ? Oserais-je même dire qu’à certains égards le latin des Roumains me semble plus ingénu, ou plus voisin de sa source que le latin autorisé par les conciles, et que, par exemple, quand il s’agit des peuples rassasiés par les cinq pains, j’aime mieux le saturat des Moldaves que l’impleti de la Vulgate ?

Une autre source vivante est le peuple lui-même, non celui des villes, mais des campagnes, car c’est un des traits marquans de cette renaissance que les écrivains, ne trouvant aucun livre, aucun modèle à suivre, sont obligés d’aller recueillir de la bouche même du peuple les élémens qu’eux-mêmes ont oubliés à moitié dans le commerce des nations policées. Pour retrouver la source vive de la parole, il faut qu’ils aillent loin des villes, où le mélange des idiomes et des races se fait trop sentir. Les lieux les plus écartés, les provinces les plus lointaines sont le plus propres à leurs recherches. C’est là, sous le toit de roseau du paysan, en entendant ses plaintes, ses doïnas, qu’ils prétendent retrouver la véritable empreinte de la langue des ancêtres, non altérée, défigurée par les néologismes des