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fût resté libre dans ses développemens, que cette différence de signes, cette enveloppe mauresque, ne l’eussent pas longtemps séparé du reste de la famille latine ? Peut-être aujourd’hui même, jugé sur de telles apparences, l’espagnol passerait, aux yeux du plus grand nombre, pour une langue africaine ?

Le dernier siècle, qui a tant parlé de l’importance des signes, aurait eu un beau triomphe en voyant un peuple garrotté et séparé du monde par un alphabet, car telle a été longtemps la destinée des Roumains. Si ce ne fût pas un trait de génie ; ce fut au moins une bien heureuse rencontre pour les Slavons que d’avoir imposé, dès le Xe siècle, leur système d’écriture à une langue toute latine, puisqu’ils réussirent par là à déguiser, à affaiblir chez les indigènes le sentiment de leur filiation, à le détruire entièrement chez les autres ; Que l’on montre à un Français à un Italien, à un Espagnol, une page de pur roumain, écrite avec les quarante-quatre lettres barbares de Cyrille : jamais il ne consentira à reconnaître sous ce grimoire une langue parente du latin. Je le crois bien, la sienne à ce prix lui semblerait barbare. J’avoue que dans les longues heures stériles que j’ai obstinément données à l’étude du roumain, rien ne m’a plus fréquemment arrêté que cette barrière artificielle. À mesure que je changeais de maître, je devais changer de signes. Autant de livres, autant de caractères différens. À la fin, j’ai cru me reconnaître quand j’ai lu ces lignes d’un Roumain de Transylvanie[1] : « Ils ont recouvert d’une si laide suie les nobles formes romaines, qu’elles sont ensevelies sans espoir de salut. Que de fois, quand je commençais à écrire avec des lettres latines, je voyais soudainement apparaître devant moi la figure antique ! Elle brillait de tout son éclat, et semblait me sourire de ce que je l’avais débarrassée des vils haillons de Cyrille. »

Jugez par là de ce qu’était devenue la langue, lorsqu’après de telles vicissitudes, abandonnée au peuple, méprisée des classes supérieures, il se trouva des hommes, au commencement de ce siècle, Major en Transylvanie, Asaky en Moldavie, Héliade en Valachie qui se proposèrent d’en faire un instrument national de régénération pour tous. Il était arrivé de cette langue ce qui arrive d’une statue enfouie sous la terre depuis des siècles : la plupart des membres essentiels étaient intacts, mais plusieurs parties étaient mutilées, d’autres manquaient absolument, et l’on ne savait ce qu’elles étaient devenues. Pour refaire de ces sortes de fragmens un tout vivant, propre à exprimer la vie moderne, c’est une restauration qu’il fallait accomplir. En même temps, on devait se proposer un problème unique de nos jours, qui était de faire passer une langue vulgaire,

  1. Dialogu pentru inceputul linbel Romana, p. 72, Bude 1825.