Page:Revue des Deux Mondes - 1856 - tome 1.djvu/407

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Aux usages je voudrais qu’on joignît les traditions, les superstitions, qui restent si longtemps la seule philosophie des peuples. Qui peut dire quel mélange de vieilles divinités rurales, daces ou romaines, se retrouvent dans les croyances populaires des Moldo-Valaques d’aujourd’hui ? Lado et Mano, qui président aux noces et dont les noms sont invoqués par les matrones ; les Zinélé, fées moldaves, vierges immortelles qui donnent la beauté aux belles ; Doïna, l’âme de tous les chants populaires historiques ; Drogoïca, la Cérés valaque dont une jeune fille couronnée d’épis et de bluets joue le personnage dans les sillons, en dansant, de village en village, à l’approche des moissons ; Stachîa, la triste gardienne des maisons ruinées et des demeures souterraines ; les Frumosèle (les belles), nymphes aériennes qui s’éprennent d’amour pour les jeunes gens, et se vengent de leurs dédains en leur envoyant la fièvre ou la goutte ; Miazanôpte, le génie qui erre à minuit sous la figure changeante d’un animal ; Strigoie, les sorcières qui ont gardé tous les secrets des magiciennes d’Apulée ; les Urbilelle, sœurs capricieuses qui s’asseient au berceau des nouveau-nés, et leur distribuent l’heur et le malheur ; la Legatura, puissance magique qui empêche les jeunes hommes d’embrasser leurs épousées et les loups de dévorer le troupeau ; Dislegutura, qui délie le charme ? Reçues d’âge en âge, conservées par la peur, respectées presque à l’égal du culte, les superstitions des peuples sont peut-être leurs plus anciennes archives.

Autre caractère de l’idiome roumain. Il s’est conservé jusqu’à nos jours sans le secours d’aucun artifice littéraire proprement dit, et ce n’est pas là un des phénomènes les moins extraordinaires de notre temps. Partout ailleurs, des génies inspirés, à des époques de repos ou de grandeur, ont prêté leur appui à des idiomes populaires, les ont empêchés de se déformer, les ont épurés, ennoblis, et leur ont donné de bonne heure la consistance de l’art. Ici, rien de semblable : une nuit de dix-sept siècles, ou plutôt un combat sans trêve, suivi d’un silence imposé par le vainqueur, et dans cet intervalle, à peine quelques années pour se refaire et respirer. Loin qu’ils aient pu écrire, étonnez-vous qu’ils aient continué de vivre.

Je viens de dire que nul artifice littéraire n’a soutenu pendant ce temps l’instinct du peuple. Plût à Dieu que cela fût rigoureusement vrai ! Il eût été peut-être moins funeste pour les anciens Moldo-Valaques de ne pas savoir lire que d’avoir appris à lire avec les lettres slavones du moine Cyrille. Elles ont servi longtemps à leur voiler à eux-mêmes le génie indigène de leur propre idiome. Comment reconnaître la filiation romaine sous ce vêtement russe et slovaque ? Ce sont les fers de l’étranger dont la langue est garrottée. Que serait devenu l’espagnol, s’il se fût caché sous des caractères arabes ? Croit-on qu’il