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nation marquée pour le fonds le plus ancien de la langue latine. Soit que la culture n’ait poli en rien cette première et rude empreinte, soit toute autre raison qu’il serait facile de trouver, il demeure certain que le roumain plus que toute autre langue moderne abonde en mots, en inflexions, en locutions romaines déjà surannées au temps d’Auguste. On sait qu’avant le développement littéraire de la langue, les Latins supprimaient la dernière consonne du substantif masculin. Les Moldo-Valaques ont gardé cette singularité de la vieille Italie : ils disent lupu, arsu, albu, absolument comme disaient et écrivaient Ennius et Naevius[1]. Sans multiplier ici outre mesure ces détails, il s’ensuit que le roumain affecte certaines propriétés des dialectes les plus anciens de l’Italie, et peut même servir à les manifester. Quoi donc ! est-ce un montagnard des Carpathes qui nous aidera à déchiffrer la colonne rostrale et les vers saliens ? Pourquoi non ? Varron signalait dans ces mêmes vers saliens, déjà si obscurs pour lui ; le mot cante, de cano. La forme salienne ne se retrace-t-elle pas intégralement dans le cant des Roumains ? J’ai grande envie d’ajouter en finissant que le nom le plus charmant du rossignol dans toutes les langues est celui qui a été composé d’une ancienne racine latine par les paysans moldo-valaques ; ils l’appellent d’un seul mot : celui qui veille toujours, privigitore, du pervigilium des poètes. C’est une beauté rustique qu’aurait dû trouver Virgile.

On pourrait commenter la langue par les usages. Il ne serait pas sans intérêt de retrouver dans le peuple moldo-valaque quelques coutumes toutes latines, lesquelles ne se retrouvent plus aujourd’hui, même en Italie. Tel est l’usage de répandre des noix[2] sur les pas des nouveaux mariés, coutume romaine s’il en fut, et qui s’est perdue là où elle a pris naissance. Qui se fût attendu à retrouver les épithalames et les refrains de Catulle, da nuces, chez les moissonneurs des bords du Sereth et de la Bistritza ? Dans les funérailles, les femmes coupent leurs cheveux et en font des offrandes sur les tombeaux, comme au temps des Sabines.

  1. On tient de Varron que les Sabins substituaient partout l’h à l’f. Les Transylvains du district de Fogarash (*) disent aussi hieru pour fera, hieru pour ferrum, etc., et comme l’espagnol a la même propriété, sans parler d’une multitude d’autres ressemblances, on pourrait peut-être en induire que les colonies de la Dacie ont reçu une partie de leurs populations des mêmes lieux d’où sont sorties les vingt-cinq colonies d’Espagne. Dans l’osque, le q se change en p ; au lieu de quatuor, on disait pator. Même singularité chez les Roumains : pour quatuor ils disent patru, pour aqua, apa. C’est Quintilien qui établit que les anciens Latins, se servaient de l’e au lieu de l’i. Ils disaient : intellego, sibe, comme les Roumains aujourd’hui disent intzelegu, sie.
    (*) Pierre Major, Orthographia Romana sive latino-valachica, una cum clavi quâ penetralia originationis vocum reserantum, p. 21.
  2. Démétrius Cantemir, Description de la Moldavie, part. II, c. 17, Leipzig 1771.